vendredi 27 février 2009

D. Amblard, pour Transfuge, 03/2008


Henry Ford était-il fasciste?

Le « fascisme » américain et le fordisme, de Damien Amblard, Berg International Editeurs, 202 p., 22€.

« Fascisme américain »? Dans l’esprit du plus grand nombre, un bel oxymore. L’Amérique, terre d’accueil et de tolérance, pays le plus métissé du monde, baigné de républicanisme et de démocratisme, ne peut pas –ou n’a pas pu- être fasciste. On a bien envisagé une courte période « trouble» dans l’entre deux guerre, mais à l’unanimité, il n’aurait été question que d’un phénomène d’importation sporadique et voué à l’échec. Au pire, les historiens arrivaient à la conclusion qu’il avait en effet existé une « extrême droite fascisante » dans les années vingt et trente, mais pas un « fascisme » proprement dit. Pourtant, à travers le destin hors du commun d’Henry Ford, c’est bien l’existence d’un « courant fascistoïde » américain que Damien Amblard met en lumière.
Incarnation même du rêve américain, du dynamisme et du « self made man », Ford était pour ses compatriotes un véritable héros. Parti de rien, ce fermier du Michigan devenu le plus puissant industriel du monde en fondant la Ford Motor Compagny à la sueur de son front, était un modèle, un exemple de réussite pour tous. Outre révolutionner l’organisation de l’entreprise par le travail à la chaîne ; il avait contribué à l’émergence d’une société de consommation de masse, en démocratisant l’accès à l’automobile. Et même s’ils ne pouvaient pas forcément s’offrir la fameuse Ford T noir très en vogue à l’époque ; avec leurs « five dollars a day », les ouvriers ont vu leur niveau de vie s’améliorer considérablement. Henry Ford populaire, Henry Ford novateur quoi qu’autoritaire, voilà l’image que l’on connaît du grand manitou de l’automobile.
Mais côté face, il y avait aussi un Henry Ford nationaliste, antimarxiste et notoirement antisémite. Moins rebattue aux oreilles grand public, c’est de cette sombre facette née des préjugés populaires de l’époque que Damien Amblard analyse. Non pas pour minimiser le rôle indéniablement positif de Ford dans l’économie américaine, mais pour mieux comprendre le halo fascisant qui l’entourait. Obsédé par le complot « judéo-soviétique », il développa sa haine du peuple juif à travers deux principaux vecteurs de diffusion. Le juif international d’abord, version américaine des Protocoles des Sages de Sion ; et le Dearborn Independent, « petit hebdomadaire moribond » qui, en 1925, tirait tout de même à 700 000 exemplaires. La « Une » du numéro du 22 mai 1920 qui titrait « Le Juif International : le problème du monde », fut même citée dans Mein Kampf. D’autres gros titres significatifs comme « Le contrôle Juif du théâtre américain » ; « Le contrôle Juif de la presse américaine » ou encore « Le jazz juif – musique de crétin – devient notre musique nationale », viennent radicaliser le mouvement. Dans un article du Chicago tribune du 8 mars 1923, Hitler lui-même écrit ceci : « Nous considérons Heinrich Ford comme le chef du mouvement fasciste qui s’accroît en Amérique. Ses articles anti-juifs sont en train de circuler par millions à travers toute l’Allemagne ». Le 26 juin 1940, on voit même Ford siroter du champagne à un dîner de gala au Waldorf Astoria de New York, destiné à célébrer la victoire allemande sur une France qui avait eut l’audace de lui déclarer la guerre. Quant à ses liens avec le Fuhrer, ils furent aussi étroits que discrets. Juste une petite médaille décernée en 1938 à l’industriel par le gouvernement allemand (Grand Croix de l’Ordre de l’aigle allemand, soit « la plus haute décoration que l’Allemagne puisse accorder à un étranger »), et un petit portrait d’Henry dans le bureau d’Adolf… Et Amblard de rappeler que « « le système Ford » était un modèle pour le Führer » qui « s’attacha à le vanter, à le généraliser, jusque dans la mise en œuvre du processus génocidaire ». A cette intolérance reposant sur des présupposés raciaux, Ford ajoutait une volonté farouche de contrôler totalement la classe ouvrière en valorisant un corporatisme moderne, aux dépends d’un syndicalisme auquel il était viscéralement hostile - sans parler de sa misogynie professionnelle, mais dont il ne détenait certes pas le monopole.
A la fois révolutionnaire dans sa vision rationnelle du travail -ce dont l’Amérique avait alors besoin- et réactionnaire dans ses idées politiques et sociales, à la fois moderne et ruraliste, Ford tenta d’exploiter les pires pulsions du peuple au nom de sa soif d’argent et de pouvoir. De la direction autocratique d’un empire industriel au rêve de domination politique, il n’y a qu’un pas. Champion de l’Amérique profonde, chrétien, conservateur, paternaliste –Américain en somme-, le « Duce de Détroit » était prêt à recevoir l’investiture de tout un peuple. Notons par parenthèse que l’idée de « complot juif » n’avait pas été clairement désavouée par l’opinion internationale, ce qui fit le miel de l’industriel. La grande dépression de 1929 aurait pu être un terreau favorable à la montée d’une idéologie de rupture, mais les convictions démocratiques du président Hoover eurent raison des pratiques sociales autoritaires étouffant toute contestation possible du grand patron. Pendant le New deal, c’est cette fois Roosevelt qui faucha la vedette à Henry Ford. Avec l’entrée en guerre des Etats Unis contre les puissances de l’Axe en 41, tout espoir d’avancée de la campagne Fordienne est définitivement étouffé.
Alors, fasciste, l’Amérique de l’entre deux guerre ? Y répondre par la positive serait un grave mensonge historique. Quand à son symbole, son personnage emblématique pendant près de trente ans, l’était-il véritablement ? Conscient de la diversité des définitions du fascisme, Damien Amblard nuance l’accusation. Populiste, chauvin, anticommuniste, ennemi de l’intellectualisme, antisémite, Henry Ford non seulement le fut, mais il s’en fit gloire. Mais son pacifisme intransigeant tranche indéniablement avec le culte de la guerre propre aux logiques fascistes.
Marine de Tilly.

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