jeudi 19 février 2009

U. Eco, pour Transfuge, 01/2008


La laideur, du cyclope à E.T.

Histoire de la laideur, sous la direction d’Umberto Eco, Flammarion, 453 pages illustrées, 39,90€.


Elémentaire. En ce qui concerne les définitions du « laid » ou du « beau », tout est histoire de goût, d’époque, de modèle social. Comme l’écrivait Voltaire, « demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to kaon, il vous répondra que c’est sa crapaude avec de gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune et un dos brun. Interrogez un Nègre de Guinée, le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. Interrogez le diable ; il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes, et une queue ».
Servie par le témoignage des philosophes et des artistes, la beauté a ses définitions, son Histoire. Il en va différemment de la laideur, qui a toujours du se contenter d’être « l’inverse » de la beauté. Mais suffit-il de définir le « beau » pour délimiter, par un simple jeu de contraire, les frontières du « laid » ? Umberto Eco semble ne pas s’accommoder d’une telle explication. Iconoclaste toujours, animé par ce désir d’explorer les zones les plus sombres de nos cultures, il nous livre ici une véritable Histoire de la laideur, non plus comme simple contrepartie symétrique de celle de la beauté, mais comme véritable concept esthétique « en soi ».

Commençons par le commencement. L’Antiquité. Oubliées, les représentations stéréotypées d’Aphrodite ou d’Apollon qui, dans la blancheur de leur marbre, exhibent une beauté idéalisée. Oui, l’Antiquité a exalté la beauté, mais c’est surtout le néoclassicisme qui a exalté l’Antiquité, oubliant qu’elle avait inventé autant d’êtres affreux et disproportionnés que de canons de beauté. Si l’on s’est par exemple obstiné à représenter les Sirènes comme des femmes fascinantes à la queue de poisson, elles n’étaient, chez Homère, que d’infects oiseaux rapaces. Quant au Minotaure, aux Harpies, au Cyclope ou aux Méduses qui rôdent dans ce monde hellénique, ils n’étaient pas spécialement avenants non plus. Dès leur apparition, ces créatures désobéissant aux lois traditionnelles de la proportion sont considérés comme des messagers des dieux. Terrifiants et venus d’outre tombe, ils le sont presque par définition. Malveillants et dangereux, ils le demeureront, pour la plupart d’entre eux en tout cas (les aimables licornes, les Astomes dépourvus de bouche, ou encore les Acéphales, avec leurs yeux sur les épaules, n’étaient pas d’une grâce remarquable mais restaient néanmoins tout à fait inoffensifs). En revanche, ils perdent au fil des siècles leur statut d’« émissaires » divins, qui les rendaient toujours plus inquiétants. Aujourd’hui, même si Dracula, la créature du docteur Frankenstein, Mister Hyde ou King Kong nous effrayent, ils ne sont aucunement perçus comme les justiciers d’un ou du Dieu.
Bien obligé de considérer la passion du Christ, le monde Chrétien donnera sa chance à une « laideur martyre », loin, si loin du modèle de beauté suprême qu’idéalisaient les habitants de l’Olympe. Bien sûr, Augustin affirma que l’image de Jésus suspendu à la croix, par cette difformité extérieure, exprimait la beauté intérieure de son sacrifice et de la gloire qu’Il nous promettait. Toujours est-il que pour la première fois, la « laideur » d’un messie défiguré par la souffrance était acceptée, et même célébrée. Cette image du Christ dolent se fera même sublime à la Renaissance et au Baroque, où l’on jouera d’une « érotique de la douleur » complaisante et ambiguë, reprise plus récemment par Mel Gibson dans sa Passion du Christ.
Après Jésus, martyrs, ermites et stylites perpétuent cette image de la laideur infligée par les tourments, en supportant à leur tour des mortifications innommables. Au Moyen-âge, les représentations de la mort, « miroir des terreurs infernales », s’ajoutent à cette acceptation de la laideur: squelettes terrifiants, corps momifiés, danses macabres et autres descriptions minutieuses des sursauts de l’agonie et des corps morts en putréfaction, imposent alors le thème du triomphe de la mort, jusqu’à sa « consécration » avec le diable, et son monde apocalyptique, l’enfer. Satan, Belzebuth, est « la » créature abominable par excellence. Une fois encore, on est loin des représentations parodiques du petit monstre rouge à petites cornes blanches. Autour de lui, les enluminures diaboliques prolifèrent, les dragons de l’abîme sont mille fois dessinés, et les bêtes à sept têtes et dix cornes croisent la putain de Babylone sur la bête écarlate.
Sortant des évangiles, les récits et les représentations monstrueuses de l’enfer et de son Prince malin trouvent un large écho dans la littérature : Dante, pour ne citer que lui, en fera son miel : « Les yeux a roux, la barbe crasse et noire, le ventre large, et quatre mains onglées ; il griffe, écorche, et dérompt les esprits ». Il torture aussi, flagelle avec furie, dévore sans faim, et les fantasmagories diverses de ses laideurs traversent les époques. Rabelais, Flaubert dans La tentation de Saint Antoine, Dali, dans son tableau du même nom et même Sartres, à sa manière dans Huit clos, décriront l’horreur et la laideur de l’ange Lucifer.
Après l’avoir interprété comme « terrifiant », pourquoi ne pas faire du laid, et au passage de l’obscène, un élément comique ? Rabelais se chargera de cette tâche avec délice, « démystifiant » l’horrible en le rendant cocasse. A la Renaissance, les satires sur le vilain et le carnavalesque se multiplient, et la laideur obtient ainsi une forme de rédemption.
L’obscène se change en orgueilleuse affirmation des droits du corps, et la difformité de Gargantua et Pantagruel devient glorieuse. Autrefois redoutables géants rebelles à Jupiter, inexorablement condamnés par la mythologie classique ; dans leur incontinente grandeur, ils sont maintenant les héros des temps nouveaux. Lassé des choses douces et gracieuses qui finissent par provoquer la nausée, le XVIII ème siècle adore tout ce qui est laid, surtout si c’est scandaleux. Les attributs sexuels ne sont plus motifs de tapage mais au contraire éléments de beauté et objet de divertissement. Avec Sade notamment, le laid se veut libératoire et l’obscène outrancier, excessif dans Justine, insoutenable dans Les cent Vingt journées de Sodome. Sorcellerie, satanisme, sadisme, tout semble alors prétexte au sensationnalisme, toujours plus horrifiant.
A ce train « d’enfer », on en pouvait que tomber dans la caricature, elle aussi comique, et moderne. En faisant un usage « harmonieux » de la déformation et de la laideur, la caricature du XXème siècle propose une « belle » interprétation du laid. Les romantiques, Victor Hugo en première ligne, préféreront le grotesque au sadisme. Gwynplaine dans L’Homme qui rit et Quasimodo dans Notre dame de Paris offrent une nouvelle esthétique du laid, le « grotesque », cette pathétique absence de beauté. C’est précisément parce qu’ils sont laids et répugnants que de belles femmes (Lady Josyane et Esmeralda) les désirent. Baudelaire quand à lui s’attaque au charme ambigu des corps malades, en louant dans Les petites veilles (Les fleurs du mal), le corps bancal d’une vieillarde décrépite : « ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Eponile ou Laïs ! Monstres brisés, bossus ou tordus, aimons-les ! Ce sont encore des âmes ».

Tour à tour redoutés, condamnés, damnés, exaltés ou moqués, les être « laids », morts, vifs ou inventés, nagent aujourd’hui en pleine contradiction. Des monstres horribles et adorables, comme ET ou les extra terrestres de Star Wars, fascinent les enfants (par ailleurs fans de dinosaures, de Pokémons et autre créatures étranges) ; et les adultes se détendent tranquillement devant des films gores où les cervelles sont pulvérisées et où le laid éclabousse l’écran. L’art contemporain célèbre lui aussi la laideur, exhibant les mutilations d’un handicap, ou soumettant l’artiste lui-même à des violations de son corps, sous les applaudissements des amateurs. Le visage cadavérique de Marilyn Manson rassemble autant d’adeptes que celui, angélique, de Monica Bellucci, bref, « le laid est beau et le beau est laid », comme le prévoyaient déjà les sorcières au premier acte de Macbeth. Le XXI ème siècle ne semble plus faire de distinction entre les deux esthétiques. Et le plus bizarre, c’est que cela ne dérange, à première vue, personne.
Marine de Tilly.

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