jeudi 19 février 2009

G. Apollinaire, dans Le Point, HS n°9, 09/2006


Apollinaire, entre cocasserie et lyrisme

Les Onze mille verges, de Guillaume Apollinaire, J'ai Lu.

Homme-époque, ami des peintres et des artistes, journaliste, critique, éditeur, conteur, Guillaume Apollinaire (1880-1918) est un poète pluriel. Fils putatif d’un prince italien qui ne le reconnaîtra jamais, il grandit dans le sud de la France, avant de s’installer à Paris en 1899. Témoin des avant-gardes de son temps, de l'art naïf à l'art nègre, en passant par le fauvisme ou le cubisme de ses amis Picasso, Braque et tant d’autres, il s’engage en 1914 dans la Grande guerre, qui marque de son sceau chacun de ses poèmes. Ironie du sort ou grâce divine, il mourra de ses blessures et d’une mauvaise grippe deux jours avant l’armistice, à 38 ans. Figure magistrale de la poésie française, Apollinaire fut moderne dans Alcools, surréaliste dans ses Calligrammes, mais surtout amoureux fou dans Les poèmes à Lou, et furieusement érotique dans Les onze mille verges.
Insoutenable pour les uns, lumineux pour les autres, Les onze Mille Verges est le texte le plus séditieux d’Apollinaire. Ce classique de l'érotisme cru brosse les folles tribulations du prince Mony, un «hospodar »(souverain) roumain fantaisiste et déjanté. Du Paris romantique du début du siècle au Port-Arthur de la guerre Russo-Japonaise, Mony fait son chemin, explorant le sexe sous toutes ses coutures: homosexualité, vampirisme, sado-masochisme, nécrophilie, pédophilie, zoophilie et autres pénétrations des plus audacieuses... Apollinaire ose tout, ses personnages innombrables s’empalent à perte de phallus, se flagellent à chaque coin de page, s’aiment bien, et surtout se châtient bien. Edité clandestinement en 1907, ce n’est que 60 ans plus tard, grâce à Régine Deforges, que le texte est enfin vendu librement. Particulièrement débauché on l’aura compris, l’érotisme des Onze mille verges est flanqué d’un humour compulsif et d’un second degré cocasse qui ne font qu’ajouter, si c’est encore possible, un peu plus de plaisir à sa lecture agitée.

Si Apollinaire a su parodier l’érotisme dans ses Onze mille verges, il n’est plus vraiment question de plaisanter dans les Poèmes à Lou. Parce que « le vice n’entre pas dans les amours sublimes » (poème XIV), l’érotisme des poèmes se fait poétique et lyrique. La passion d’Apollinaire pour Louise de Coligny-Chatillon, une belle aristocrate divorcée et libérée, est, plus que toutes les autres amours du poète, à la fois profondément littéraire et charnelle : « Tes seins ont le goût pâle des kakis et des figues de barbarie/Hanches fruits confits je les aime ma chérie(…)/Si tu te couches Douceur tu deviens mon orgie/ Et le mets savoureux de notre liturgie ».Publiés en 1955, Les poèmes à Lou ont été rédigés entre octobre 1914 et janvier 1916, directement du front pour la plupart. Car le sort d’amoureux d’Apollinaire est indissociable de son destin de combattant. Et c’est cette fusion inédite qui a toujours forcé l’admiration : pour la première fois, ce parallélisme n’est plus seulement un code culturel, un topos poétique ou un fantasme littéraire, il est ancré dans la réalité, incarné par Apollinaire lui-même à la fois soldat et poète, exactement au même moment. Il invente alors une nouvelle poésie amoureuse, où le combat de l’amour est porté par celui de la guerre, sublimé par l’expérience du champ de bataille. Quant à Lou, elle est aussi inoubliable que les poèmes qui lui sont destinés, laissant derrière elle les mêmes traces que la Cassandre de Ronsard ou l’Elsa d’Aragon.
Marine de Tilly.

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