jeudi 19 février 2009

S. Sanchez, pour Transfuge, 11/2007


Pizza Connexion

Une séduction transculturelle, Sylvie Sanchez, CNRS Editions.

C’est une histoire d’amour, de saveur, une histoire de goût et d’euphorie en bouche ; c’est une histoire de tomate, de basilic et de mozzarella, une histoire qui traverse les âges, les frontières, les livres et les cultures ; c’est une histoire sérieuse enfin, anthropologique, économique et politique, mais qui jusqu’ici n’avait bizarrement pas retenu l’attention des scientifiques. Et pourtant, il était temps d’en faire un plat, de cette histoire là. C’est chose faite avec Pizza Connexion, Une séduction transculturelle, l’enquête ultra fouillée de Sylvie Sanchez, déjà auteur d’une thèse de plus de 600 pages sur le sujet ; et qui remet le couvert avec cette alléchante leçon de pizza. Car ce banal disque de pâte au saindoux qui a su devenir totem de la mondialisation sans que personne n’y trouve à redire vient de loin, et son voyage dans le temps et l’espace n’a que peu d’égal dans l’histoire de la gastronomie.

Avant d’entreprendre son odyssée à travers les mers et les océans, c’est dans le Mezzogiorno italien que la pizza trouve son berceau. Selon Sylvie Sanchez, le mot aurait même précédé l'objet : On croise pour la première fois l’expression « pizza » dans un document datant de 997 (en latin médiéval), mais c’est dans des contes napolitains du XVI eme siècle qu’apparaît plus clairement cette galette de pain de garde. La pizza appartient alors à la nourriture de rue pour le menu peuple, sorte de « mate-faim » ambulatoire -que l’on retrouve d’ailleurs dans les récits de voyages d’Alexandre Dumas. Malgré quelques tentatives d’exportation, les napolitains ne parviennent pas à la vulgariser, et la pizza demeure un plat très populaire. Ce n’est qu’à la fin du XIX eme qu’elle prendra du galon, quand les hommes de l’unification italienne s’en empareront, soucieux de chasser le sentiment pro-français qui persiste dans une frange de la population. Les Piémontais en feront alors une référence forte, diffusant le mythe de la pizza citoyenne, à tel point que c’est elle qui donnera ses couleurs au nouveau drapeau italien (rouge tomate, blanc mozzarella, vert basilic). La pizza rossa, rebaptisée Margarita en hommage à l’épouse du roi Umberto Ier (qui, dit-on, raffolait de cette « gourmandise »), devient un mets patriotique et par conséquent politique en 1879.
Chauvine, patriote, latine jusqu’au bout des olives, la pizza à la tomate n’en entame pas moins un voyage vers New York, tandis que son homonyme sans tomate prend le chemin de Marseille. Dès lors, les emprunts américains et français lui offrent de nouvelles déclinaisons. Capable de s’exporter sans perdre son identité, de se métamorphoser sans se retrouver sous le joug de l’uniformité, la pizza montre déjà sa capacité unique à intégrer, partout où elle passe, les attributs particuliers de chaque cuisine.
Dans le quartier New Yorkais de Little Italy, les pizzas arrivées avec les migrants italiens à la fin du XIX ème siècle servent d’abord à vérifier la température du four avant que le boulanger n’y introduise son pain. Dans les années trente, elles se vendent dans la rue, pliée en portefeuille, et se dégustent en marchant. Il faudra attendre les années 40 pour qu'elles prennent l’allure d’un plat principal. Au fur et à mesure qu’elle s’installe dans les assiettes des Américains, l’industrialisation guette opportunément sa fortune.
A Chicago, la « Chicago Style pizza » fait bientôt rage, la petite galette de pain transalpine prend de l’embonpoint, de la viande et beaucoup de fromage. Tandis que les frères Carney créent Pizza Hut en 1958 à Wichita, Tom Monagahan imagine la livraison de la pizza à domicile, sous l’enseigne de Domino’s Pizza. Les GI’s prennent le relais, se faisant les ambassadeurs de cette nouvelle mode pizzologique pendant la guerre du Viet nam. Le creuset américain est multiethnique, et la pizza s’offre alors à l’innovation sans borne du marketing. Discrètement, la référence napolitaine du pizzaïolo sur les logos disparaît au profit d’une hutte du Kansas. On peut s’offrir des Gourmet Pizza qu’Alice Waters positionne contre la production de masse en y introduisant les saisons et les terroirs. Jusqu’ici italienne, la pizza est maintenant « aussi », voir « surtout » américaine. Innovante et polymorphe, elle intègre in extremis les valeurs nationales et régionales du moindre recoin de planète.
L’interprétation française de ce mythe gastronomique fut, elle aussi, fructueuse. Quand elles arrivent à Marseille, les pizzas françaises ressemblent encore à leurs cousines napolitaines : au levain, fromage et graisse de cochon avec un peu de basilic, et elles ne sont consommées que par les Italiens. Très vite, les Marseillais s’en régalent dans les restaurants Siciliens, et l’adoptent. Sur la cannebière, on prend l’habitude de la garnir de produits frais. En Provence, les Piémontais cuisinent leur propre pizza, la pissaladière niçoise, et à Marseille, elle entre dans la grammaire culinaire locale, prend la place d’une « entrée » de repas, et se confond parfois même avec l’anchoïade. Pendant la guerre, en pleine période de rationnement, seules les pizzerias, lieux simples et conviviaux, restent ouvertes.
Dans les décennies qui suivent, le laboratorio napolitain où l’on cuit les pizzas devient un camion. A l’époque, raconte Sylvie Sanchez, jusqu’à cent vingt camions de pizzas pouvaient attendre le chaland dans le seul centre-ville de Marseille. Ambitieuse, la pizza prend la route de Paris, jusqu’à sa consécration avec l’ouverture du Pizza Pino des Champs-Elysées, en 1968. Racontée par Sylvie Sanchez, cette ascension fulgurante de la galette napolitaine en France prend des allures de thriller. Il y aurait donc une ligne de démarcation « pizzologique » qui s’étendrait de Nantes à Besançon, et qui scinderait en deux la France des pizzas.
Au nord de cette frontière infranchissable, « l’américaine » serait légion ; « l’italienne » faisant trop rude concurrence à la crêpe bretonnes d’un côté et à la flamenkueche ou la tarte à l’oignon de l’autre. Au sud, c’est la « provençale » offrant la fraîcheur et les codes variés du goût méditerranéen qui remporterait les suffrages, défendues par des pizzaïolos en embuscade dans leurs camions à tous les flans de colline. Une fois encore, la pizza se fait docile, changeante, et il n’est toujours pas question d’impérialisme italien ou américain, mais juste d’adaptation, de « personnalisation ».
Si elle ne fait pas l’économie des jeux de réappropriation, et que la guerre entre Italiens et Etatsuniens pour la paternité de « l’art » a encore de beaux jours devant elle, la plus exportable des préparations culinaires fait l’unanimité dans toutes les sociétés qu’elle traverse. Qu’elle soit Italienne, pan, cheesy, rossa, bianca ou Margarita, entassée pour faire vite, ou soigneusement étalée pour prendre le temps de bavarder, sucrée, salée, plate et légère (certains la comparaient à l’hostie) ou gargantuesque, qu’elle soit végétariennes, casher ou hallal, la pizza contourne tabous et dégoûts, se moque des classes et communautés religieuses, et dépasse en crânant « le jeu des distinctions » pensé par Bourdieu. Dans la rue, les foyers, au quotidien ou dans les réunions plus festives, avec ou sans appétit, dans le respect des règles ou dans leur transgression bien établie, la pizza semble toujours trouver la bonne réponse, le ton juste. Au lieu de l’appauvrir, son exportation massive aux quatre coins de l’horizon lui donne du charme, un sens nouveau. Elle est partout, et pourtant elle est propre à chacun.

C’est un concept, moderne, inédit et rassurant, que cette « diversité mondialisée » incarné par la pizza… Et même si d’aucuns en font -non sans ironie- « le » symbole par excellence d’une mondialisation nocive, pourquoi ne pas la considérer, comme Sylvie Sanchez, comme une preuve forte, quasi révolutionnaire, de la possibilité d’être « global » sans être uniforme.
Marine de Tilly.

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