jeudi 19 février 2009

P. Modiano. dans Le Figaro, 10/2003


PATRICK MODIANO
Cent mille ouates


Accident nocturne de Patrick Modiano Gallimard, 147 p., 15 €.
Modiano ajoute une note de plus à sa partition, insinuante, familière, dans ce roman trop bref où, dès les premières lignes, on s’égare dans un brouillard narratif, un univers hanté par l’impossible transmission du passé, avec un suspense paradoxal à la mesure du désarroi angoissé qui étreint le romancier. « Tard dans la nuit, à une date lointaine où (il) était sur le point d’atteindre l’âge de la majorité », le narrateur est renversé par une voiture. Traumatisé, il tente de se souvenir. Comme souvent chez Modiano, il y a de l’intranquillité dans ce personnage, un fort sentiment d’insécurité. Il n’est sûr de rien, ni de ses origines, ni de son histoire, ni de sa mémoire, ni de ses sentiments. Tel un feu follet, il survit comme il peut dans un univers romanesque cosmopolite et flou. On croise d’autres destins, d’autres personnages plus étranges les uns que les autres. Il y a d’abord cette Jacqueline Beausergent, la femme « au manteau de fourrure » présente lors de l’accident, et qu’il faut, à tout prix, retrouver, il y a « un brun massif », le docteur Bouvière, ses mystérieuses conférences, il y a Hélène Novachine, cette femme blonde au teint pâle et « à l’allure sévère des jeunes filles chrétiennes », au bord du mysticisme, Geneviève Dalame, 4 boulevard Jourdan, Yvan Schaposchnikoff, 1 avenue Kleber, Guy Roussotte, Yvette Dintillac et Patrick Terouane, et cette vieille théâtreuse allemande qui tente de l’agresser, un soir, au détour d’une rue. Tout cela est opaque. Comme le héros, le lecteur a le sentiment d’être amnésique, très myope ou complètement ivre. Comme lui, on se demande « comment établir la moindre chronologie en voyant défiler ces images tronquées qui se chevauchent dans la plus grande confusion et se succèdent, tantôt lentes, tantôt saccadées, au milieu de trous noirs ». Plus l’atmosphère est trouble, claire-obscure, plus Modiano discipline sa langue dans un classicisme qui exclut tout excès. Des lignes blanches, nues, obsédées de simplicité qui contrastent avec la nébuleuse de l’intrigue et les ténèbres du décor. Paris... La Concorde, le Palais de Chaillot, le square de l’Alboni, la rue de la Coutellerie, l’Hôtel-Dieu, la gare du Nord... Oui, Modiano nous raconte ce Paris bleu marine, sorte d’aquarium où brillent un instant les fils d’or d’un chagrin inguérissable. Oui, ses personnages s’y promènent, s’y rencontrent, s’y perdent à en devenir fous. Mais ce Paris-là n’est pas qu’une simple obsession, il est une figure tragique, une absence intérieure qui traverse poétiquement toute l’oeuvre de l’auteur. Depuis La Place de l’Étoile, il n’a cessé de ressasser les mêmes thèmes, de creuser le même sillon, de traquer les mêmes fantômes, d’explorer la même période trouble... et d’arpenter toujours les mêmes quartiers de la capitale, sans se lasser, sans lasser son public qui lui reviendra sans doute cette fois encore.

Marine de Tilly.

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