jeudi 19 février 2009

Khmers Rouges, dans Le Figaro, 9/2003


KHMERS ROUGES

Un des rares survivants de la terreur maoïste qui a décimé le peuple cambodgien témoigne



J’AI CRU AUX KHMERS ROUGES de Ong Thong Hoeung, Buchet Chastel, 272 pages, 20 €.

Ong Thong Hoeung est né au Cambodge en 1945. Vingt ans après, il s’installe à Paris pour y suivre des études d’économie politique. En juillet 1976, il rentre au Cambodge, qu’il croit « libéré » par les Khmers rouges, après des années de guerre et de domination vietnamienne. Immédiatement, il connaît, avec sa femme Bounnie, l’horreur des camps de « rééducation ». C’est dans un de ces camps qu’est née, dans des conditions effroyables, leur fille Sophinie. Après la chute du régime de Pol Pot, en 1979, il travaille comme archiviste au musée de Tuol Sleng, lieu de détention, de torture et d’extermination des Cambodgiens sous la dictature des « tortionnaires ». De retour en Europe au début des années 80, Ong commence la rédaction de ce texte. « C’est le devoir de mémoire qui m’a poussé à raconter mon histoire. » Une fois son récit terminé, soulagé, Ong l’oublie dans sa bibliothèque. Les années ont passé. Il y a quatre ans, Sophinie est tombée sur le manuscrit et a encouragé son père à publier ce témoignage fort et précieux. Une pièce considérable à ajouter au dossier du futur procès des Khmers rouges, près de trente ans après leur règne criminel.

« Mes amis ne m’ont pas dénoncé. Mon nom ne figure sur aucune liste. » Ému, les yeux baissés, le dos courbé, Ong Thong Hoeung sort d’un tiroir l’enveloppe kraft cachetée « Archives nationales cambodgiennes ». A l’intérieur, les « aveux » de quelques-uns de ses amis. En haut de chaque déposition, on peut lire : « Liste des traîtres que j’ai fréquentés ». Il insiste : « Même sous la torture, mes amis ne m’ont pas trahi. » « Ses » amis, ce sont tous les prisonniers jamais revenus des camps de détention et d’extermination du régime du « camarade » Pol Pot. Ce sont tous ses compagnons d’infortune qui, s’ils n’ont pas subi la torture, se sont suicidés pour ne pas obéir, ne pas se soumettre. Ce sont les deux millions de victimes des nombreuses purges des Khmers rouges. « C’est pour eux que j’ai écrit ce livre. »
Anxieux, inquiet, ce petit homme à la silhouette maigre fait les cent pas dans la cuisine de sa maison de Bruxelles, où il s’est installé avec sa femme et ses deux filles en 1982. Ce livre, c’est son histoire, celle d’un jeune étudiant cambodgien parti faire ses études en France, et qui rentre « au pays » pour applaudir la prise de pouvoir des Khmers rouges, alors perçus comme les rédempteurs d’un pays meurtri par la guerre et l’invasion étrangère. Comme la majorité des expatriés, Ong Thong Hoeung espérait se mettre au service de sa patrie libérée. Enfin. J’ai cru aux Khmers rouges. Un titre plein de remords et de culpabilité.
« Je ne sais toujours pas pourquoi, comment j’ai pu être si naïf », confesse-t-il, immobile, les yeux rivés sur la couverture de son livre posé sur la table. Aujourd’hui, Ong sait. Et son visage, marqué par un passé trop odieux, parle pour lui. Il était jeune. Sans être communiste, il était « progressiste » et membre de la section française du Front uni national du Kampuchea constitué à l’appel du prince Sihanouk contre le coup d’État du général Lon Nol. Dans sa déclaration à la presse, juste avant de décoller pour Phnom Penh, Ong déclarait : « Une campagne d’intoxication impérialiste tente de nous faire croire qu’il se passe des choses terribles au Cambodge. C’est totalement impensable. » Et pourtant... A peine le pied posé sur sa terre natale, Ong est aussitôt dirigé vers un camp de « rééducation ». Là-bas, il retrouve sa femme et quelques-uns de ses amis. Le rêve tourne alors au cauchemar. Trois années hors du temps, sans le moindre contact avec l’extérieur, dans le silence et l’incompréhension, sous le joug de « l’Angkar ». L’« Angkhar », c’est le Parti. Littéralement, « Angkar » signifie « Organisation » en khmer.
Pendant la dictature des « tortionnaires », il était perçu et utilisé dans le sens de « Big Brother », commente l’auteur : « Organisation aux yeux d’ananas, l’Angkar est à la fois le Père et la Mère du peuple cambodgien. » Beaucoup de ceux qui firent ce voyage sont morts. Ong a survécu, « grâce à Bounnie ».
Accoudé sur la table, son petit visage creux entre les mains, Ong semble s’apaiser. « Je croyais souffrir pour l’éternité, mais Bounnie m’a dit que tout avait une fin. » Arche immobile et tiède, droite, souriante et rassurante, Bounnie a ce regard des âmes fortes. Assis l’un à côté de l’autre, ils ne se regardent pas, ou si peu. Ils ont été éduqués. Rééduqués. Quelques vestiges de la discipline des camps, sans doute. Ong vient de faire le récit du suicide de l’un de ses meilleurs amis, « parce qu’il n’avait pas Bounnie. Il était seul, et je n’osais pas lui parler, j’étais paralysé d’effroi ». Brisé, bouleversé, Ong n’a plus la force de pleurer. Il se lève, s’excuse et sort dans le petit jardin quelques minutes. Pendant ce temps, Bounnie apporte une petite pile de vieux cahiers jaunis. C’est sur ces cahiers qu’elle a noté, chaque jour et dans ses moindres détails, la vie qu’ils menaient dans les camps. Schémas, comptes rendus des « réunions d’autocritiques » et des « cours de rééducation », listes de noms, tout y est. « Il faut condamner ceux qui ont tué. Nous devons nous souvenir. Ne pas oublier. Ne pas pardonner », confie Bounnie dans un chuchotement.
Travail, devoir de mémoire, Ong et Bounnie témoignent dans ce livre bouleversant de la folie idéologique qui s’est abattue sur cette période noire de l’histoire du Cambodge. Ils racontent ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont vécu, presque 30 ans après, à l’heure où les cadres khmers rouges n’ont toujours pas été jugés. Et ils dénoncent ces crimes impunis auxquels ils ont miraculeusement échappé mais dont ils ne guériront jamais.
Ils dénoncent l’endoctrinement, l’anéantissement de la personne, la peur, la faim, les coups.
Ils dénoncent le courage et la lâcheté de ceux qui se sont fait les complices des cadres khmers rouges pendant ces quatre années, l’humiliation, ces hommes et ces femmes dépouillés de toute humanité absorbés à chaque seconde par la quête de quelques grains de riz ou d’une gorgée d’eau.
Ils dénoncent la honte, la haine, la maladie, la trahison, le mensonge, l’incompréhension et la mort. La leçon abstraite de l’analyse historique, si brillante soit-elle, ne remplace pas la force et la vérité du récit, le témoignage du réel.
J’ai cru aux Khmers rouges est un aveu saisissant, fort, écrit dans l’immense respect des morts, la confession intime d’un homme qui n’a pas oublié. Ni leçons ni règlements de comptes, juste le récit, humain, funèbre, de l’une des périodes les plus barbares de l’Histoire du XXe siècle. Pendant trois ans, huit mois et vingt jours, entre avril 1975 et janvier 1979, Pol Pot a régné sur le Cambodge. Un pouvoir illimité qui s’est soldé par la mort de près de deux millions de personnes, sur une population totale de sept millions d’habitants. Le dictateur est décédé sans remords le 15 avril 1998 dans une forêt paisible du nord-ouest du Cambodge. Quelques jours avant de rendre son dernier souffle, il déclarait à un journaliste américain, Nate Tayer : « Regardez-moi, ai-je l’air d’un sauvage ? J’ai la conscience tranquille. »
Marine de Tilly.

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