mercredi 1 juillet 2009

Vikram Seth, pour Transfuge, 05/2009






Vikram Seth, poète romancier

Golden gate, de Vikram Seth, Grasset, 339 p., 20€. Traduit de l'anglais par Claro


Il a toujours un petit sourire en coin et l’œil plein de malice. Aujourd’hui en tout cas, Vikram Seth n’a pas envie de travailler. Il préférerait plaisanter, ou discuter de ces inoubliables « profitéroles au chocolat » qu’il vient de déguster avec son ami –et traducteur- Claro. A propos, peut-être qu’elles étaient un brin « relevées » à on ne sait quel breuvage alcoolisé, ces profiteroles. Mais qu’importe, de toute façon le bonhomme est comme ça : nul besoin de quoi que ce soit d’autre que sa jovialité naturelle pour se laisser séduire, il est là devant nous, frais, franc, réjoui. Sur qu’il ne se prend pas au sérieux, celui que beaucoup considèrent pourtant comme le plus grand auteur indien contemporain. De quoi donner à l’entretien un côté parfois décalé, mais direct toujours, sans ambages. Et quand les questions seront trop sérieuses, ou peut-être trop personnelles, Seth les contournera sans complexe, citant de mémoire quelques vers de sa longue poésie –la connaît-il par cœur ?-, ou sortant son joker, sa formule magique: « en un mot, oui. » Ou non. On devra s’en contenter. Mais voilà, quand ils sont sincères, ces mots là suffisent très largement à dessiner les contours d’un homme-orchestre hors du commun, hors des codes et du monde et de la littérature ; un grand conteur et magicien des mots venu de Calcutta, et qui revient aujourd'hui sur son œuvre la plus folle : Golden Gate, texte intégralement écrit, ou « composé » devrait-on dire, en vers. Du corps du texte aux dédicaces, en passant par les notes biographiques, la quatrième de couverture et même les remerciements, pas la moindre trace d’une phrase en prose. De la grâce à l’état pur. 339 pages d’alexandrins pleins d’humour, d’amour et de liberté, une véritable prouesse stylistique en somme, doublée d’une intrigue forte et moderne ; l’épopée de cinq américains de San Fransico à la recherche du grand amour.
Du reste pour bien faire, il faudrait nous aussi
Répondre au doux appel, si vite contagieux
Du vieil alexandrin et de ses fantaisies.
Mais ne nous leurrons pas : il est fort ambitieux
D’espérer défier, -c’est simplement folie !
Vikram Seth et Claro, son vrai génie d’ami,
Tous deux fils d’Apollon, et amants du Parnasse,
Jongleurs, rhétoriqueurs, rimeurs de belle classe,
Surtout lorsque l’on n’est, les dieux nous le pardonnent
Qu’un simple pisse-copie, qui hélas feuilletonne.
Rendons donc aux champions des rimes et des mots
Ce qui leur appartient, car ce n’est pas le lot
Du premier péquenaud, de taquiner ce feu.
L’art est labeur, et n’est pas poète qui veut.

Vous êtes indien et le revendiquez. Pourtant pas la moindre allusion dans ce roman à l’Inde. Il s’appelle Golden Gate, l’histoire se passe à San Fransico et pas un seul personnage indien. Pourquoi vous placer si loin de vos racines?
Je n’ai jamais vraiment compris ce malentendu fondamental sur les racines. On veut qu’elles soient comme un seul arbre : si on l’arrache, toutes ses racines partent avec. Mais vous savez il y a des arbres, comme le banian, qui ont une multitude de troncs, que l’on peut transporter et replanter un peu partout, sans jamais qu’ils perdent de leur majesté. Ils grandissent et donnent, à partir de la même racine, beaucoup d’arbres différents. A propos de mes personnages, c’est vrai qu’il n’y a aucun indien…, et pour être franc je ne sais pas vraiment pourquoi. En plus il y aurait pu, puisqu’il y en a beaucoup dans la Silicon Valley. Mais je ne choisi pas mes personnages, ce sont eux qui décident s’ils ont leur place ou pas dans mes livres.

Avant qu’ils ne se rencontrent, tous les personnages du roman souffrent d’une grande solitude, pourquoi ?
Je pense que c’est avant tout le contexte qui fait les liens sociaux. Dans une ville comme San Francisco, même si l’on a des racines, une famille ou des amis, la solitude est quasiment un mode de vie. Alors que dans n’importe quelle ville indienne par exemple, les liens sont très denses, vous ne vous baladez pas sans les 10 enfants et neveux, les oncles et les amis. Mes cinq personnages principaux, John, Phil, Ed, Liz et Jan sont seuls avant tout parce qu’ils vivent à San Francisco. C’est sur ce terrain « solitaire » - et pour moi plus romanesque- qu’ils sont plus aptes à recréer de nouvelles connexions. C’est d’ailleurs ce que fait Janet au début du roman, quand elle passe une petite annonce au nom de son ami, pour lui faire rencontrer quelqu’un.
Le premier grand thème soulevé dans le livre est l’homosexualité. A l’époque de sa sortie (1986), quel message vouliez-vous faire passer ?
Je ne cherchai pas particulièrement à faire passer un message. A San Francisco, on tôlerait déjà à peu près toutes les sexualités. Mon point de vue est clair, mais je ne voulais pas l’imposer. Je voulais juste présenter une réalité telle qu’elle était. Au lecteur ensuite de se faire sa propre opinion. Plus tard en revanche, j’ai écrit des poèmes, cette fois bien plus « engagés » sur le sujet.

Comment le public et les medias l’avaient-ils perçu, en plein milieu des années 80, qui sont aussi les années Sida ?
Il n’a pas été accepté partout et par tout le monde. En Inde par exemple, les lois Victoriennes étaient -et demeurent- très rigides, et certains membres de ma famille, sans forcément réagir violemment, ont été dérangés. Pour ce qui est des critiques, quelques conservateurs se sont offusqués, mais c’était quasiment « pour le principe ». En général, les journalistes font plutôt partie de la marge la plus libérale d’une population, donc il fallait vraiment qu’ils soient réactionnaires ! Pour les autres enfin, c’est à dire la majorité des lecteurs, les réactions ont été calmes et raisonnables.

Quand il apprend l’homosexualité de son meilleur ami, John n’a pourtant pas vraiment une réaction « calme et raisonnable »…
John reflète l’attitude et la manière de penser d’une certaine Californie, qui, aujourd’hui encore avec la proposition 8 – ne sont reconnus dans dans l’Etat comme « juridiquement valables » que les mariages entre un homme et une femme. Ce bulletin de vote a été adopté en novembre 2008-, refuse catégoriquement l’union des couples du même sexe.

Vingt ans après, écririez-vous différemment l’histoire de Phil et Ed ?
Déjà à l’époque, je n’aurai pas pu écrire ce livre sans aborder ce sujet, et en ce lieu. Il se trouve en plus que cela coïncidait avec ma propre existence, mes expériences de la vie et la découverte de moi-même. J’arrivais d’Inde, où la famille se mêle de tout, et où touts les relations sont scrutées et jugées par vos proches. J’avais fait un « arrêt » en Angleterre où au contraire, la plus grande pudeur est de rigueur concernant les affaires privées. Et je me retrouvais finalement à San Francisco, où la liberté est totale, les rapports francs et directs. Si quelqu’un vous plait dans la rue ou dans un bar, vous le lui dites ; deux heures plus tard vous dinez avec lui. On l’a dit plus haut, dans cette ville on est seul, mais on est libre. Et c’est grâce à cette atmosphère si singulière que j’ai pu aborder la question de l’homosexualité de Phil et Ed. Aujourd’hui, je ne changerai rien. Ne pas évoquer le sujet serait pour moi comme parler de l’Inde sans jamais faire allusion aux religions, comme avoir un éléphant dans la pièce et ne pas le remarquer.

Dans le San Francisco New wave des années Reagan que vous décrivez, il semble qu’il reste quand même une barrière, celle de la religion. Plus encore que le jugement de ses amis et/ou de sa famille, Ed redoute celui de Dieu.
Ed est intéressant parce qu’il est réellement déchiré entre sa sexualité et les interdits de sa religion. Il est jeune, immature, il incarne la figure même de l’homosexuel en souffrance. Il y en avait beaucoup à l’époque, il y en a encore malheureusement aujourd’hui. Et quand certains ne parviennent pas à s’assumer par peur du jugement de leur famille, lui a honte de sa sexualité devant Dieu : le seul, le dernier et l’infranchissable obstacle à sa liberté. Je vous avouerai que je ne le comprends pas toujours très bien, ce Ed. Sa psychologie m’échappe parfois. Elle est très complexe, et complexée… Mais que voulez-vous, même les auteurs sont parfois frustrés par leur propres personnages !

Cela dit ce n’est pas un scoop, la religion et la spiritualité occupent une large place dans vos livres…
Une large place oui, mais peut-être pas la plus grande. En tout cas au même titre que le travail, la sexualité, la politique ou le changement des saisons. Cela dit il est évident que je ne fais pas non plus l’impasse, jamais, sur le sujet ! Dans Un garçon convenable, j’évoque la question des Hindous et des Sikhs. Dans Deux vies, j’analyse la question du judaïsme de ma tante. Et dans celui-ci, c’est à travers Ed qu’elle se manifeste. D’ailleurs je ne sais pas si vous avez remarqué, mais on ne sait pas de quelle religion il se défend, cela pourrait être n’importe laquelle et ça me plaît assez.

Qu’il soit homosexuel ou pas, c’est en tout cas l’amour que cherchent tous vos personnages, d’une manière ou d’une autre.
Et comment ! D’ailleurs, cette recherche de quelque chose ou de quelqu’un à aimer est présente dans tous mes livres, et sous toutes ses formes. L’amour d’une ex femme, d’un chat, d’un homme pour un homme, l’amour filial entre un père et son fils, l’amour-amitié entre deux amis, l’amour d’un pays, bref, tout ce que l’on peut faire en matière de ce grand sentiment.
Le problème, c’est que finalement, ils ne le trouvent pas, l’amour, ou le perdent trop tôt. Pourquoi une vision si pessimiste ?

Personnellement je suis très romantique ! Ce sont mes personnages qui ne le sont pas ! Phil dit à un moment :
« J’ai aimé une femme, et elle m’a quitté.
Puis j’ai aimé un homme – et ça a capoté.
Toute passion ne peut que mener au désastre ».
Mais Phil n’est pas moi. Pas plus que John du reste, avec qui je ne suis pas d’accord non plus. Je déteste sa rigidité, sa façon de jouer le grand mâle alpha, son intolérance et sa jalousie.

Donc vous, vous n’avez pas renoncé à l’amour ?
En un mot, non.
Heureusement, il reste l’amitié, qui semble être le seul salut des rapports humains.
L’idée n’était pas de laisser le lecteur sans espoir, sans possibilités, en refermant le roman. Les liens entre les personnages finissent en effet par se reconstituer autrement, les cartes sont rebattues, dans un autre ordre. Je ne sais plus quel auteur a dit que l’amitié, c’était l’amour sans les ailes. Ca a l’air sinistre, mais reconnaissons qu’avec les ailes, on peut s’envoler, bien sur, mais on peut tout autant s’écraser.

Evoquons maintenant la forme, en vers, du roman. Pourquoi ce mélange modernité dans le sujet/ classicisme dans la forme ?
Ma question était moins de savoir pourquoi j’avais associé ces deux aspects de mon inspiration que si l’ensemble fonctionnait. Or même si ça semble encore déranger quelques uns, pour moi, cette histoire était faite pour être racontée en vers. Je n’ai jamais pensé l’écrire autrement, c’était la chose la plus naturelle du monde. Le fond et la forme de Golden Gate sont un peu comme le couteau et la fourchette, ils ne vont pas l’un sans l’autre pour un bon repas. D’autre part, pour ne rien cacher, je trouvais que l’histoire –le fond- regorgeait un peu, comme nous le disions, d’amour, d’affectif, de sentiments, bref, il y avait trop de sucre. Il manquait au mélange un peu de citron. Ajouter un peu d’acidité, de rigidité dans la forme n’était pas inutile, et peut-être salvateur.

Il semble que l’un de vos maîtres littéraires, Pouchkine, y soit un peu pour quelque chose non ?
Bien sur, j’ai été totalement bouleversé par la lecture du Eugène Onéguine de Pouchkine. Je suis tombé dessus par hasard dans les rayons de la bibliothèque de Stanford, et c’est comme si j’avais été frappé par la foudre. Ma vie avait changé. Alors bien sûr,
« Comment puis-je reprendre le moule obsolète
D’où sorti autrefois un Eugène Onéguine
Et y rouler Reagan en guise de farine ?
La fournée c’est certain, manquera de levain,
et ne tiendra jamais, jusqu’à demain matin »
Justement, vous vous excusez ouvertement de cette audace au chapitre 5.
« Je ne puis, je l’avoue, dûment me justifier
Mais puisqu’aucun linceul tissé dans la critique
Ne saurait m’épargner une mort prosaïque
Autant tenter ma chance et qui sait m’amuser
Si ca marche tant mieux ; sinon je ne crois pas
Qu’un peu de théorie retardera le glas ». Voilà une explication, une « apologie » au sens grec du terme, plus qu’une excuse, non ?

N’est-ce pas le rôle de la littérature, de bousculer les conventions, d’inventer de nouvelles formes ?
Bien sur. Et peut-être avant tout de s’en amuser. Ecrire, surtout dans cette forme apparemment austère, est aussi un jeu, l’occasion d’expérimenter de nouvelles voies narratives. On a la possibilité de donner de la continuité et de l’intégrité au récit, et ce malgré les changements de ton, d’humeur et même de registre narratif (dialogue, description, adresse au lecteur, langage familier, puis lyrique…). En prose, cette cohésion est plus difficile.
Vous semblez en tout cas très à l’écoute de la critique : « Les enseignants, les éditeurs et les critiques/Furent dubitatifs. Je me sentis de trop. Quant à la pâle endive intitulée poète/ Il sait qu’il finira au fond d’une oubliette ».

Vous doutez beaucoup, en tant qu’écrivain, que poète ?
En un mot, oui.

Est-ce que c’est cette perplexité qui explique que les droits n’aient pas été achetés plus tôt en France ? C’est la France ou vous qui aviez peur de la traduction ?
Ce roman était tout simplement intraduisible, et je n’avais jamais pensé à le faire publier dans d’autres langues que la mienne. Il n’y avait que Claro et son talent pour s’attaquer à une telle entreprise. C’est lui qui a proposé de le traduire, et de le faire revivre aussi génialement. C’est un immense privilège d’avoir été traduit par quelqu’un comme lui, et Golden Gate aurait du être co-signé, « Clarofié » ! J’aurai aimé voir son nom sur la couverture de la version française.

Vous évoquez la Fontaine, à qui vous auriez emprunté la forme du « roman en vers ». Il n’achevait jamais une histoire sans une morale. Quelle pourrait être celle de Golden Gate ?
On a parlé de l’amitié tout à l’heure, elle est la morale -s’il y en a une- de mon histoire :
« Je suis avec toi, John, tu n’es pas seul au monde.
Fais moi confiance et ne perds pas une seconde.
Tu as enfin compris ce qu’un silence coûte.
Tes amis ont tiré la sonnette d’alarme.
Alors ressaisis-toi et sèche enfin tes larmes ».
Propos recueillis par Marine de Tilly.

Golden Gate, de Vikram Seth, Grasset, 339 p., 20 €. Traduit de l’anglais (Inde) par Claro.
Autres références citées :
- Un garçon convenable, de Vikram Seth, Grasset, 1223 p., 28,70€. Traduit de l’anglais (Inde) par Françoise Adeltain.
- Deux vies, de Vikram Seth, Albin Michel, 574 p., 24 €. Traduit de l’anglais (Inde) par Dominique Vitalyos.

Vikram Seth en quelques dates :
1952 : Vikram Seth naît à Calcutta le 20 juin. Son père est employé dans une grande manufacture de chaussures, sa mère est juge à la Haute Cour de Delhi.
1986 : Il publie son premier roman Golden Gate, alors qu’il est en doctorat d’économie à Stanford, Californie. Ce premier roman en vers ne sera traduit en français qu’en 2009.
1993 : Après un long voyage en Chine, qu’il quittera pour rejoindre Delhi en stop, Vikram Seth publie Un garçon convenable, fresque monumentale de 1200 pages sur l’Inde contemporaine. Ce roman le révèle au grand public et est récompensé par le prestigieux Commonwelth Writer’s Prize. Il sera traduit en français en 1995.
2005 : Deux vies sort en anglais et confirme Vikram Seth comme l’un des grands écrivains contemporains indiens. Deux vies sera traduit en 2007 en Français par Claro.