mardi 10 mars 2009

S. Guibourgé pour Transfuge, 09/2008


"J'écris contre le chagrin, la solitude et l'abandon, dans une sorte d'exil"

La première nuit de tranquillité, de Stéphane Guibourgé, Flammarion, 377 p., 19€.

Stéphane Guibourgé est un intranquile, un inquiet, un nomade. « Certains hommes ne se sentent pas dignes d’être aimés, alors ils voyagent », aime-t-il à répéter. Face à ses doutes, il a pris la mauvaise habitude de s’envoler aux quatre coins de l’horizon, ou d’écrire des livres, ce qui, au fond, revient au même. Romancier et reporter (notamment au Figaro), raconteur et rapporteur, il mêle avec adresse dans La première nuit de tranquillité fiction et réalité, pour un voyage, encore, au plus profond de l’humain. Avec cette façon, ce besoin viscéral de parcourir des kilomètres pour mieux se parcourir lui-même, Guibourgé s’inscrit dans la tradition non pas des « écrivains voyageurs », mais des écrivains « du voyage », celui, long et jamais achevé, de l’âme. Difficile alors de ne pas penser à Jean-Marie-Gustave Le Clezio, lui aussi grand explorateur du monde et de ceux qui le hantent, « mais c’est trop d’honneur », murmure Guibourgé. Trop d’honneur ? Sûrement pas, mais trop de modestie, oui, sans doute.
C’est sur la route indienne du thé, « là où les paysages ont le goût de la vie », que Vincent et Anne trouveront le courage d’affronter le passé, et un jour peut-être, de s’aimer. Au fil de leur long chemin de vie, comme un écho, Guibourgé s’insinue dans la narration, confiant à son tour au lecteur son voyage intérieur, sa traversée en lui. Comment survivre à l’abandon, comment aimer et pardonner, comment mériter ou provoquer, un soir, sa première nuit de tranquillité…

Vous nous avez donné rendez vous à la maison des trois Thés pour nous parler de votre dernier roman, dans lequel coule justement une longue et belle métaphore autour du thé. Le thé comme refuge, repère, art et même philosophie… ?
C’est mieux que ça. Le thé, c’est l’art d’être au monde. Parce que le thé apprend à la fois l’humilité, la mesure et le sens de la rêverie, sans lesquels il me parait difficile de vivre, en tout cas d’être un être tout à fait civilisé. A la fois Vincent voudrait être une personne civilisée totalement dans l’art du thé, et à la fois il est pris, comme happé par une vie occidentale, une vie amoureuse aussi, plus chaotiques. Et finalement il a du mal à trouver un équilibre entre les deux. Après s’être égaré par ambition, il revient à la simplicité du thé en repartant pour l’Inde.
Et vous, quel est votre lien, votre rapport avec le thé ?
Je suis entré un jour chez un marchand de thé, et il m’a fait découvrir que le thé était bien plus complexe que ce que je – et finalement beaucoup de monde- pensais. Je me suis lancé dans la découverte de ses crus, que j’ai appris à connaître avec passion. Je me suis immédiatement senti très proche de cet univers, que je ressens comme une incitation au voyage. Et puis j’ai eu envie d’apprendre. Je suis venu souvent dans des endroits comme celui-ci, véritable temple du thé, pour lire ou travailler, et plus j’avançais, moins j’en savais, plus c’était subtil, sensuel. En fait je suis un ignorant qui avance sur le chemin du thé, ce qui me fait du bien.
Il y a un lieu qui fait figure de personnage dans votre roman, c’est Darjeeling. Il y a un « avant » et un « après » pour vos héros, qui se manifeste aussi dans votre écriture : la ponctuation change, les points de suspension du doute laissent progressivement place aux points d’interrogation, d’exclamation. Qui guide qui ?
Je crois que ce livre m’a, d’une certaine façon, été dicté par mes personnages. A partir du moment où ils rejoignent Darjeeling, leur univers mental se transforme en effet, leur façon d’appréhender le monde, la vie et l’amour se modifie et les mènent, lentement, vers une forme de sérénité, une délivrance. Je ne m’en étais pas aperçu mais cette évolution des personnages a pu influer sur ma forme d’écriture. Ca me fait penser à cette réflexion de Pavese sur l’art du roman : il raconte qu’il n’a jamais su écrire un roman, jusqu’au moment où il a compris que c’était à ses personnages de le guider. Sans doute mes personnages m’ont eux aussi pris par la main. Dans toutes les histoires d’amour, il y a un moment où les deux personnages ne sont plus face à face, mais se placent côte à côte. Et bien une fois à Darjeeling, au pied de l’Himalaya, bercé par la philosophie bouddhiste et l’art du thé, Vincent et Anne se retrouvent à côté, ils regardent dans la même direction.
Une grande partie de La dernière nuit de tranquillité se passe en Inde, mais une Inde assez différente de l’image d’Epinal que l’on en a. Vous écrivez : « L’inde n’est pas seulement spirituelle. Poubelle à ciel ouvert, bûchers qui s’écroulent près des gatts, braises portées par le vent, odeurs dégueulasses sous les mangues, les citrons, le jasmin. Les détritus, les décombres…joyaux dans la lumière ».
J’ai beaucoup voyagé en Inde, et je ne me suis jamais retrouvé dans les récits qu’on en faisait. D’autant plus que j’ai moi-même participé à l’image édulcorée que l’on donne souvent de l’Inde, étant reporter et ayant du répondre à un certain nombre de « commandes » strictes –« le ciel est bleu, les gens sont beaux… »- En réalité l’Inde est d’une complexité que l’on n’imagine pas et que l’on ne peut pas même comprendre. Lors de mon premier voyage là-bas, je venais de terminer l’odyssée entre Bombay et Madras (4 mois de train…), et mon contact là bas me dit en arrivant une chose très vraie : « surtout ne vous retenez pas de juger l’inde. » Je crois que l’on a le droit de ne pas toujours comprendre, de ne pas saisir pourquoi, sur un chemin de temple, des gens enjambent la dépouille d’un très jeune enfant mort alors qu’ils honorent celle d’un vieux singe. Dans ce livre, j’ai vraiment essayé de restituer l’image la plus juste de l’Inde, en tout cas la vision que j’en avais eu, avec ses moments de grâce, et ses moments de violences incompréhensibles.
Vous vous êtes toujours laissé apercevoir dans vos textes, dans celui là vous allez encore plus loin, mêlant fiction et récit à la première personne. Après sept romans et deux recueils de nouvelles, pourquoi tant donner de vous ? Votre enfance, l’abandon, l’adoption, puis plus tard la difficulté à être père…
J’ai toujours su que j’allais écrire sinon ce livre, un livre autour de cela. Il fallait le temps de la vie, de la maturation, peut-être aussi de la distance avec la douleur pour pouvoir le faire. Ensuite pour des raisons bassement techniques et purement artisanales, je pense que je n’avais pas les moyens d’écriture. Je ne voulais pas d’un texte purement autobiographique, mais je voulais que le récit et la fiction puissent se mélanger et se répondre. C’est une mécanique, tout ce qui n’est pas dit dans le roman trouve son éclairage dans l’autofiction, et inversement.
Depuis une dizaine d’années, on s’est presque accoutumé à une autofiction très centrée sur la sexualité de l’auteur. Ici ce n’st pas le cas, vous décrivez des blessures d’une telle profondeur et avec une telle sincérité que l’on en est surpris, et parfois mal à l’aise.
Ce livre là, je ne l’écrirai pas deux fois. Quand je l’ai commencé, je savais que la mise en danger serait « sportive », et elle l’a été. Au dessus de ma table de travail, il y a la représentation d’une toile de Mark Roscoe, et une autre de Francis Bacon. En les regardant, je me disais que l’engagement artistique devait se faire à ce niveau là, ou ne pas se faire du tout. Bien sûr, je ne prétends pas au dixième de ce que Bacon et Roscoe ont pu atteindre, mais j’envie leur engagement, total. Sans le même talent, j’ai voulu que le mien, d’engagement, le soit tout autant. En ce qui concerne la gêne, je vais vous dire : je suis toujours très gêné quand les gens racontent ou écrivent leur sexualité. Non pas que je sois pudibon, mais tout ce qui est fait entre adultes consentant, je ne sais pas si ça apporte quoi que ce soit à la littérature. Je pense que la vraie liberté dans l’écriture de l’autofiction, c’est moins de dévoiler sa sexualité – ce qui est presque devenu « tarte à la crème » aujourd’hui- que de tenter d’aller au fond du puits de son existence.
Justement, une fois au fond de ce puits, qui, dans le cas de vos personnages, est l’abandon –tous l’on été, ou ont abandonné-, comment s’en sortir ? L’amour ?
Bien sur, l’amour, l’acceptation de l’autre avec sa différence, le respect de l’autre, et donc celui de soi même. Prendre soin de soi pour prendre soin de l’autre. Si l’amour est pris en tant que transmission, à ce moment oui, il est le dénominateur commun et le ciment de tous ces personnages, Vincent, Anne, ses parents, Melle Daudet, ou moi. Quant à l’abandon, il nous tient autant qu’il nous ronge. Ce qui nous maintient en vie, c’est à la fois combattre cette douleur et l’attiser. En tout cas il n’y a pas de résilience, pas d’apaisement.
En plus de l’amour, il y a peut-être une autre voie salvatrice dans ce livre, celle de la spiritualité, très présente elle aussi.
A « spiritualité », je crois que je préfère le mot « transcendance ». Quelque chose de plus vaste que ce que l’on peut appeler Dieu ou divinité, quelque chose qui, à Darjeeling ou ailleurs, n’importe où et n’importe quand, vous touche droit au cœur, et vous remplit de gratitude. Une spiritualité hors cadre, hors temple, hors église, d’accord. A un moment, les deux personnages tentent de se fondre dans une culture bouddhiste. Et, sans vraiment la comprendre, ils ont l’humilité de penser que ce n’est peut-être pas leur maison. Que leur présence au monde est aussi importante que leur croyance, qu’il est plus primordial d’être du monde que d’être au monde. Cette voie là peut, en effet, sauver et délivrer de la douleur.
Pour vous en tout cas, auteur et narrateur, le seul secours, le seul recours semble être la littérature.
J’écris contre le chagrin, la solitude, l’abandon, dans une sorte d’exil. Et parfois quand je ne suis pas dans ces sentiments,- parce que parfois, ça arrive, heureusement de plus en plus…-je me dis que je pourrai arrêter d’écrire. Mais en même temps je sais très bien que c’est un pur mensonge. Simplement, j’aimerai écrire de bons livres… J’ai publié plein de livres, dont la plupart sont mauvais.
Vous n’aimez pas vos livres ?
Il y en a deux ou trois que je ne trouve pas trop mal. J’aime bien Le train fantôme, Une vie ailleurs, et j’ai une tendresse particulière pour certaines nouvelles. Les autres, je n’aurai peut-être pas du les faire…Maintenant, s’il fallait les avoir écrit pour arriver à celui-ci… Mais je pense quand même que j’ai beaucoup trop publié, ça c’est sur. J’aurai du continuer d’écrire, sans tout donner.
Et celui là, vous en êtes satisfait?
C’est difficile. Si je vous réponds non, c’est un mensonge. Et en vous répondant oui, ça pourrait être mal interprété. Cela dit je dirai oui quand même. Je suis heureux d’être allé le chercher, ce roman. J’ai mis quatre ans pour le terminer, et je crois que depuis 17 ans que j’écris, j’y pensais. Ensuite il appartient au lecteur de le juger. Mais je suis content d’avoir fait du mieux que je pouvais, car à ce moment là de ma vie, je ne pouvais pas faire mieux.
On a évoqué la forme, singulière, de ce roman. A la fois fiction et récit. Vers quoi vous orientez-vous maintenant ?
J’aimerai vraiment aller vers du romanesque pur. Et je crois que je vais très bientôt cesser de raconter ma vie.
Terminons par le commencement : le titre. La première nuit de tranquillité, autrement dit la mort. En refermant le livre pourtant, c’est l’espoir que l’on retient, sans doute parce que les personnages pardonnent et se pardonnent tout.
C’est exactement ça. A l’origine, «la prima notte di quiete », chez les romains, c’était la mort. C’est d’ailleurs le titre d’un magnifique film italien des années 70, de Valerio Zurlini, et dont l’adaptation en français, « Le professeur », est aussi une pure merveille. Dans ces deux films, il est là encore question de la mort. Mais il y a plein de façons de mourir, et on peut mourir à soi pour mieux renaître. Or, il ne peut pas y avoir de vie, d’amour, s’il n’y a pas de pardon. Je ne crois pas qu’il faille s’attacher aux gens qui sont incapables de pardonner ou qui y voient un signe de faiblesse. Et ce que j’ai essayé de faire, avec ces personnages et moi-même dans mon récit, c’est d’aller vers le pardon, ou en tout cas l’acceptation. C’est très difficile, de « pardonner en conscience », et quand je dis « pardonner en conscience », je ne parle pas d’un chemin spirituel ou religieux. Je ne sais plus qui disait « le plus beau jour de ma vie c’est demain », je suis intimement convaincu de ça. Et peut-être que la première nuit de tranquillité, c’est d’accepter cette idée là.
Marine de Tilly.

Enquête Autofiction pour Philosophie Magazine, 09/2008


Tous auteurs d'auto-fiction?

En 1992, l’artiste américain Spencer Tunick photographiait un groupe de femmes et d’hommes nus, allongés sur les trottoirs de New York. Il voulait, dit-il, « mettre en image l’intimité de l’espace public ». Vendue à des millions d’exemplaire, cette œuvre était la première pièce d’une longue série de clichés, pris dans les plus grandes capitales du monde (Vienne, Melbourne, Sao Polo…). « L’espace privé est transféré dans l’espace public, et l’espace public absorbe l’espace privé », pouvait-on lire dans la légende. En 1999, Christine Angot repousse les limites du dicible, du lisible dans L’inceste ; une confession brutale sur l’un des derniers interdits de notre civilisation. Pendant l’été 2007, sur le programme « La vraie vie d’Eve Angeli » diffusé tous les samedis sur M6, on pouvait visionner en direct la nuit de noce de la chanteuse. En commentaire, on pouvait lire: « Mes parents n’ont pas pu assister au mariage, ils assisteront à la nuit de noce ». Au même moment à la Maison européenne de la photographie L’Exposition Trash donnait à voir le contenu des poubelles des stars, de Jack Nicholson à Mazarine Pingeot…
Exemples manifestes du recul de la frontière entre les domaines public et privé, tous ces phénomènes constituent, dans le même temps, des échantillons de la frénésie autofictionnelle actuelle. « D’une façon générale, la frontière qui sépare fiction et non fiction a tendance à devenir floue, et pas seulement sous la pressions des jeux électroniques ou des simulations identitaires sur le Web. Les histoires que racontent les grandes séries américaines : Without a Trace ( FBI porté disparu), CSI ( Les Experts) ou Law and Order ( New York unité spéciale) sont plus « vraies » que nature. En Amérique du Nord, au milieu de chaque épisode de Without a Trace, la série s’interrompt et un avis de recherche d’une personne ayant réellement disparu s’affiche durant quelques minutes. Tout ça pour affirmer que l’autofiction qui a tendance à se généraliser ferait mieux de dire à l’avance qu’elle brouille les pistes, les pactes, et que si le « vrai moi » est celui de la littérature comme le disait Proust, il faut s’en accommoder. », constate, d’emblée, Régine Robin Maire, professeure en Sociologie à l’Université du Québec à Montréal.
Etre à la source du sens, être à la fois le créateur et la création, s’auto engendrer par le texte et maintenant l’image, choisir sa propre vie, a toujours été un désir récurrent chez les écrivains. « Si j’ai inventé le mot et sa définition – autofiction : « Fiction d'événements et de faits strictement réels »-, je n’ai pas inventé la chose » reconnaît Serge Doubrovsky. En effet, Montaigne en son temps écrivait déjà « Je suis la matière de mon livre », et Rousseau était bel et bien le héros de ses Confessions : « L’aveu, l’analyse de soi a toujours été le fait de la littérature et de la pensée intellectuelle française. Le récit héroïque a depuis longtemps été remplacé par le récit plus personnel.», observe la journaliste québécquoise Madeleine Ouellette-Michalska. Si jusqu’ici, elle y trouvait son terrain d’élection, l’autofiction n’est désormais plus le seul fait de la littérature. Artistes, politiques, écrivains, bloggeurs, vedettes ou simples quidam, aujourd’hui, chacun rêve de devenir son propre être fictif. Pour Philippe Gasparini, qui publie le mois prochain Autofiction, une aventure du langage aux Editions du Seuil, « mai soixante huit » constitue le moment de charnière : « Aussitôt libéré des tabous qui le régissaient, l’espace de l’intime a en effet été massivement investi par les médias, tout particulièrement par la télévision. Ces divertissements alimentent par conséquent l’économie du vedettariat (star-system) fondée sur l’identification fictionnelle.». Depuis, le phénomène est partout, « il contamine tout le monde, il saute aux yeux et à la gorge. Dans les milieux de la photo, de la BD, du cinéma, du rap, il ne s’agit plus que de raconter sa vie. », insiste Vincent Colonna, auteur de L’autofiction et autre mythomanies littéraires.
Télé réalités, blogs, sites dits « de réseau social » où chacun expose sa vie, ses opinions politiques, ses photos personnelles (facebook, small world)… A l’ère de l’indistinction des sociétés postmoderne et du nivellement de l’identité, à l’ère de l’explosion des systèmes de communication et du renversement des pôles (public, privé ou intime ? audace ou cybersexe ? érotisme ou pornographie ?), tout semble être fait pour que les individus contrôlent, façonnent leur impudeur. Une fois empruntée à la littérature -sans jamais lui échapper pour autant-, l’autofiction serait-elle devenue, paradoxalement, et parce qu’elle permet à son auteur de rester l’artiste de son dévoilement, « une » si ce n’est « la » meilleure façon d’établir des marques distinctives du moi dans un monde composite ? Pour Philippe Gasparini, c’est précisément le cas : Ce qu’il préfère nommer « l’autonarration » serait une réponse au brouillage des sphères privée/publique : « L’individu postmoderne est effectivement nié, épié, contrôlé, marchandisé, instrumentalisé, uniformisé, par la publicité, la télé-surveillance, le fichage, les « ressources humaines », et, de manière générale, par la mondialisation. C’est pourquoi l’autonarration doit aussi, et peut-être surtout, s’analyser comme une forme de résistance à ces processus de réification ». L’autofiction comme réplique individuelle au brouillage des sphères ? Madeleine Ouellette Michalska n’y croit pas, préférant évoquer un « mouvement social », « l’aboutissement d’une pensée générale », le « miroir d’une société qui voit s’effondrer les appartenances et les identités ». Plus question donc d’user de l’autofiction pour se protéger, ou même maîtriser son image, c’est la société elle-même qui pousserai les individus à tout révéler : « On observe une érosion de l’idéal collectif, un recul de l’Histoire, de la mémoire, et par conséquent, le relais est maintenant assuré par une multitude de mémoires individuelles. » Un point de vue partagé par Serge Doubrovsky, qui estime que « le récit de soi est la forme que prend une société déconstruite où chacun doit inventer son récit de vie, ses rapports aux mouvements sociaux, aux réformes ». Attisée par l’explosion de la psychologie dans la vie quotidienne de chacun – « Depuis que j’ai découvert l’inconscient, je me trouve très intéressant », écrivait Freud dans sa correspondance avec Fliss -, la nécessité de dire et de montrer, parfois jusqu’à l’extrême, « a pris le pas sur toute forme d’élégance, de discrétion ou de pudeur ». Proposer une fiction de soi-même, dans ses formes les plus diverses, serait ainsi une « exigence de l’époque », la conséquence individuelle du passage de toute une société du culte du secret à celui de la divulgation. En « Sécularisant le rituel de confession », en « laïcisant l’aveu », la société postmoderne a fait de la télévision, d’internet et de l’image en général un « confessionnal public » quasi incontournable.
Plus mesuré, Vincent Colonna considère que les auteurs d’autofiction ne font que répondre à une demande. Une demande extérieure, d’accord : « A l’heure où la seule valeur, c’est l’individu, le soi unique et singulier, le public ne consomme plus que ça » ; mais aussi une demande intérieure, partant du principe Spinoziste qui veut que chacun se préserve dans son être, se travaille soi-même comme une œuvre. Le choix de se dévoiler à des fins stratégiques ne serait valable, à la limite, que pour les personnes très médiatisées. « Ceux là en effet ont tout intérêt à jouer ce jeu du dévoilement. Je pense à Sarkozy, lors de son voyage en Egypte entre autres ». Mais pour les autres, de Doubrovsky à Angot, en passant par le simple internaute qui tient tous les jours son blog, le choix de donner des éclats de leur vie ne vient que d’eux, et n’est pas motivé par un désir de défense, ou de réaction. « Prendre soi comme objet est pour eux un besoin personnel, ontologique, esthétique ou tout bêtement narcissique, de s’exprimer et d’exister ». Et Doubrovsky d’ajouter, « Il n’y a pas de moi solitaire. Comme le disait Camus, il ne s’agit pas de littérature « solitaire », mais de littérature « solidaire ». On écrit pour soi, et pour autrui ». « Quant à croire que l’on peut manipuler ou maîtriser sa propre image, conclut Robin-Maire, c’est un autre leurre dont l’auteur d’autofiction a sans doute besoin, mais sans illusion »
Promettre la vérité tout en s’abandonnant à l’invention, que ce soit pour se protéger des excès de la société postmoderne, pour lui répondre ou encore pour lui résister, pose, enfin, la question de l’authenticité. Pour Gasparini, « Cette soit-disant « télé-réalité » exige évidemment une mise en scène et un scénario qui transforment ipso facto la sincérité en fausses confidences, la vérité en grossiers simulacres, l’individu en marionnette. Ses divertissements alimentent par conséquent l’économie du vedettariat (star-system) fondée sur l’identification fictionnelle ». De la même façon, quand Doubrovsky estime que « l’autofiction n’a jamais été ennemie de la vérité, que c’est une façon d’attendre la vérité, à travers l’imaginaire », Colonna confirme, sans détour, que « l’auto fiction n’a juste rien à voir avec l’authenticité ». Si l’on se retourne un instant en arrière, dans l’Histoire de l’écriture de soi, on observe deux grandes traditions : Celle portée par Goethe dans Poésie et vérité, qui propose une auto fiction de mise en scène, construisant son propre monument, s’inventant une existence extra ordinaire. Et la deuxième, dont Saint Augustin et Rousseau sont les porte voix, où l’on tentait d’être le plus sincère possible (ce qui s’avère un exercice très difficile pour Rousseau, résolument incapable de parler de ses enfants). « A l’époque, « dire vrai » était le critère absolu. Mais c’est totalement dépassé. Maintenant, ce qui l’emporte, c’est la valeur linguistique, littéraire de l’œuvre », indique Ouellette-Michalska. A l’heure où la littérature n’est plus le seul terrain d’expression autofictionnel, « on n’est plus du tout dans cette problématique, ajoute Colnna. On est simplement dans une recherche d’esthétique, dont le but est de produire le plus d’effet possible sur le public ». En effet, une fois qu’elle n’est plus une valeur morale, dès lors qu’elle est portée par une écriture, une main, ou un œil convaincant, l’authenticité ne devient-elle pas qu’une question esthétique ? « Pourquoi cet acharnement à distinguer le vrai du faux ? Suis-je plus « vraie » dans la « vraie » vie ? S’interroge Robin-Maire. De toute façon, j’ai toujours été ailleurs, à contretemps de moi-même. ».

Encadré : Clement Rosset : L’identité privée n’existe pas.
« L’identité personnelle, privée est une rêverie, un fantasme, un fantôme, une hantise. » Quand Clément Rosset a publie Loin de moi , un essai qui développe cette idée, beaucoup l’ont jugée fantaisiste, « comme si je l’avais sortie de mon chapeau un soir après avoir bu trop de champagne ». Mais bien avant lui, Montaigne, Pascal, David Hume étaient déjà parvenus à ce constat que l’identité n’avait rien de privé. « Bien sûr, l’identité sociale comprend un domaine privé, mais celui là reste régit par des lois, encore une fois sociales. Le premier exemple qui me vient à l’esprit est le suivant : vous pouvez montrer vos avantages à qui vous voulez dans votre chambre. En revanche, si vous faites ce même geste dehors, dans la rue, vous commettez un outrage public, et là, vous avez des emmerdements. Dans l’un comme dans l’autre cas, c’est la même identité qui est visée. Vous n’avez pas changé d’identité juste parce que vous êtes allé dans la rue. » Pour Clément Rosset donc, la personne sociale peut agir privativement, ou socialement bien sûr, mais cette personne demeure la même. Ainsi, à la question « Peut-on modeler son identité sociale ? à travers l’autofiction», Rosset répond que oui : « On peut se modeler selon son humeur. On peut décider d’aller faire le clown à la télévision ou, comme Deleuze, de ne jamais s’y montrer. Mais ces décisions relèvent du goût de chacun et cela ne suffit pas à constituer une identité. Autrement dit, on se modèle sans cesse, on modèle sa façon de penser ou d’agir, mais on ne modèle en rien une identité personnelle. » Se montrer dans un livre –ce qui reste un acte social, le livre étant « publié », rendu public-, ou à la télévision dans un realtity show par exemple, n’apporte aucun élément nouveau à l’identité réelle, donc sociale, de celui qui le fait.

Bibliographie :
Autofiction, une aventure du langage, de Philippe Gasparini, Le Seuil, à paraître le 7 mai 2008.
Autofiction et dévoilement de soi, de Madeleine Ouellette-Michalska, XYZ, Montréal, 2007
L’autofiction et autre mythomanies littéraires, de Vincent Colonna, Tristram, 2004.
Fils, Serge Doubrovsky, Folio Gallimard, 2001.
Loin de moi : étude sur l’identité, de Clement Rosset, Minuit, 1999.
Le Golem de l’écriture, de l’autofiction au cybersoi, de Régine Robin-Maire, XYZ, Montréal, 1997.
Marine de Tilly.

Sénèque pour Philosophie Magazine, 09/2008


Sénèque, Le directeur des consciences

« Je ne me suis fait l'esclave de personne, disait Sénèque, je ne porte le nom de personne. » A part, peut-être, celui de son père, dit « le Rhéteur », Sénèque fut en effet ce que l’on nommerait aujourd’hui, non sans emphase, un « esprit libre ». Libre, cet homme de cour et d’école le fut, et même dissident, à l’heure pourtant où les manuels agrées de l’Education Nationale autant que l’opinion commune ont vite et bien fait de le classer dans le seul camp des Stoïciens. « Peu arrêté dans ses doctrines philosophiques, du reste, il excelle dans la censure des vices, il offre une multitude de pensées remarquables, beaucoup de choses à lire pour le profit des mœurs », peut-on lire dans une encyclopédie non pas de philosophie mais de littérature. Outre le grand Stoïcien impérial en bonne place entre Epictète et Marc Aurèle, Sénèque fut un dramaturge d’exception, un homme politique influent, et surtout un philosophe non pas de la théorie, mais de l’esprit pratique, un puissant propagateur de vérités pour l’usage, un éducateur de morale, et un véritable directeur de conscience : « le précepteur du genre humain », écrivit Diderot.
Lucuis Annaeus Seneca est né à Curduba en Bétique, actuelle Cordoue, vers 4 avant J.C. Sous la coupe d’un père fou d’histoire, de lettre et surtout de rhétorique, ses frères et lui reçoivent une éducation soignée. Alors que Gallion, l’aîné des fils, le plus doué aux yeux du patriarche, se destinait à devenir gouverneur (il sera d’ailleurs l’un des juges de Saint Paul), Sénèque avait de son côté plus d’inclination pour la philosophie. Adolescent, le jeune homme écoute avec enthousiasme les leçons du pythagoricien Sotion, qui recommande l'abstinence des viandes, autant que celles du stoïcien Attale, remarquable par sa rigueur morale, ou encore celles du cynique Demetrius. Il se passionne alors à tel point pour ce mode de vie austère qu'il en tombe malade, par excès de frugalité, et doit bientôt l’abandonner. Pendant près de 15 ans, jusqu’en 37 de notre ère, -date à laquelle il publie la première œuvre qui nous soit parvenue, les Consolations à Marcia-, les historiens perdent toute trace de Sénèque. Mais tout laisse donc croire que durant ces quinze années Sénèque est devenu ce que l’on appelait « philosophe ». Cela ne signifie pas pour autant qu’il ait développé une pensée autonome, mais plutôt qu’il se soit imprégné des enseignements de la secte par la lecture et par un certain mode de vie, et pouvait à ce titre donner des conseils de façon quasi-professionnelle. A l'appui de ses développements, Sénèque va puiser son bien dans le stoïcisme, bien sûr, mais aussi dans l'épicurisme. Il ne cherche alors à résoudre aucun problème métaphysique ; seules la morale et son efficacité dans la vie quotidienne l'intéressent. On soupçonne aussi qu’il ait écrit à cette époque un certain nombre de tragédies mieux connues Outre-manche, de Médée à Phèdre, en passant par Œdipe, Agamemnon et Octavie, reproduisant ainsi avec plus de talent encore, l’exemple paternel.
Mais la tradition familiale ne se borne ni à la littérature ni à la philosophie : Sénèque s’intéresse à la politique et à un certain sens des affaires. Son personnage se complique au fur et à mesure qu’il devient public, d’où une bonne part de sa légende, la foule de ses détracteurs et bien sûr sa fin tragique. Sénèque entre au Sénat en 39, sous Caligula. Comme souvent à Rome, il dut sa nomination tant à ses relations – sa tante était la femme du gouverneur d’Égypte – qu’à ses talents d’orateur, qu’il parvint à faire connaître en se faisant avocat à titre « gracieux » au Forum. Une brillante carrière s’ouvre alors à lui. Sa conversation fine et piquante le rapproche des sœurs d’Agrippine, deuxième femme de Claude, successeur du prince régnant Caligula. Il devint un habitué influent du palais, à tel point que Claude, agacé par ce parvenu, le fait disparaître en Corse en 41. De cet exil de 8 ans, Sénèque rentrera avec deux nouvelles textes : Consolations à ma mère Helvia et Consolation à Polybius. Devenue l’épouse de Claude en 54, Agrippine obtient la grâce de Sénèque, et quelques année plus tard, une fois Claude assassiné, fait de lui le précepteur de son fils Néron. Sénateur, puis consul, ministre et précepteur du futur empereur ; à cette époque, loin de l’extrême ascétisme de son adolescence, Sénèque était devenu à la fois un stoïcien engagé, une haute et riche personnalité (une fortune estimée à 300 millions de sesterces), et l’intimes des grands, en l’occurrence du plus grand. On a longtemps jugés ces états incompatibles, ce dont le philosophe se défendit longuement dans De vita beata (chapitres XVII et suivants). Pour preuve, au plus haut de sa réussite, Sénèque n'oubliera jamais les problèmes de société: le De Beneficiis pose la question des rapports entre l'aristocratie et sa clientèle, et le De Clementia, celle des rapports entre le prince et ses sujets, la notion de justice devant être compensée par la clémence. « On ne peut pas le classer parmi ceux qui ont fait avancer la spéculation ou la science, ouvert quelque point de vue original; écrit Charles Renouvier dans sa Philosophie analytique de l’histoire ( Ernest Leroux ed., 1897, p.48), mais sa belle rhétorique et les traits incisifs, dont il marque ou la justice pure et l’idéal de l’honnête, ou les iniquités sociales, et surtout l’esclavage, ses sentences et jusqu’à ses lieux communs de morale ont consacré ses livres parmi ceux qui ont servi à l’éducation de l’humanité ».
Une fois encore, et fort heureusement, la postérité ne semble pas s’être encombrée et de la contradiction majeure, intrinsèque, de Sénèque, ni de l’impénétrabilité de son système philosophique, ni encore de la faiblesse de sa dialectique. Non. Outre son génie littéraire, le triomphe de Sénèque réside dans son rôle de directeur des consciences. Auprès de Néron d’abord, en qui le philosophe mis beaucoup d’espoir, et aperçut l’occasion, peut-être, de réformer les mœurs politiques de la monarchie césariste ; mais aussi auprès de tous ceux qui se donnerait la peine de le lire. Tous ses textes sont alors emprunts d’une farouche volonté d’éduquer. Dans les Dialogues, l’argumentation prend à chaque page l’allure d’une diatribe où le prédicateur interpelle l’auditeur, le conduisant à la sagesse : comparé au lutteur exercé qui parvient à terrasser la fortune, le sage lui aussi peut dépasser ses incertitudes et son ennui, pour atteindre un équilibre serein. De quelle manière ? En se dépensant pour le bien de l’Etat par exemple, suggère-t-il dans De Tranquilitate animi. Ou encore en renonçant, comme il le prescrit dans De Breuitate unitae, aux fausse valeurs de la cité comme l’argent, les places, les honneurs. Toujours sous influence toute stoïcienne, De Ira mettra en garde contre les méfaits de la colère, proposant des voies pour la surmonter, aussi bien chez les autres qu’en soi.
Enfin et surtout, c’est avec ses Lettres à Lucilius, qu’il rédige cloîtré chez lui, enfermé en lui-même - Néron refusa à deux reprise de le laisser se retirer de la vie publique, désireux de garder auprès de lui une « caution » morale face à ses excès d’autorité-, que Sénèque signe « le » chef d’œuvre de sa vie, sa grande « leçon d’humanité » louée par le fondateur de l’Encyclopédie et tant d’autres. Son « art de vivre », ses préceptes aimables et spirituels tiennent en un doux mélange de stoïcisme pur, pour la théorie -se détacher des biens, affronter le malheur et la mort sans émotions, viser au souverain bien-, et de transigence, dans la pratique -se plier aux nécessités de la vie, sans en être esclave, en créant la paix en soi, en s’élevant au dessus des événements. Mais pendant que Sénèque tentait d’éduquer les âmes, Néron, piètre élève de son maître, réinventait la tyrannie. Pourquoi Sénèque s’est-il opposé si tard et si timidement à Néron ? Divisé entre le respect et la fidélité envers son prince, et l’appel de sa conscience, Sénèque trouva d’abord refuge dans la rédaction de ses Lettres, dans lesquelles se profile d’ailleurs l’idée du suicide. La soumission au destin prônée par les stoïciens ne doit pas ici être vue comme une forme de résignation ou de négation de la liberté. Au contraire, si le sage prend acte des arrêts du destin, il lui reste à choisir l’attitude qui convient, en se plaçant du côté du courage ou de l’excellence : « le destin guide ceux qui sont dociles, tirent ceux qui lui sont rebelles », tout cela en « se plaisant à la vie sans rechigner de mourir » écrit-il.
En 65, un complot s’organise pour éliminer Néron, mais le prince le déjoua juste à temps. La police se déchaine et le nom de Sénèque est lâché. Compromis malgré lui dans la conjuration, n’ayant pour choix que l’exil ou la mort, Sénèque se tue « en homme libre ». Dans ses Annales, tacite rapporte la mort digne du philosophe : « Ensuite le fer lui ouvre les veines des bras. Sénèque, dont le corps affaibli par les années et par l'abstinence laissait trop lentement échapper le sang, se fait aussi couper les veines des jambes et des jarrets. Bientôt, dompté par d'affreuses douleurs, il craignit que ses souffrances n'abattissent le courage de sa femme, et que lui-même, en voyant les tourments qu'elle endurait, ne se laissât aller à quelque faiblesse ; il la pria de passer dans une chambre voisine. (…) Comme le sang coulait péniblement et que la mort était lente à venir, il pria Statius Annaeus, qu'il avait reconnu par une longue expérience pour un ami sûr et un habile médecin, de lui apporter le poison dont il s'était pourvu depuis longtemps (…) Sénèque prit en vain ce breuvage : ses membres déjà froids et ses vaisseaux rétrécis se refusaient à l'activité du poison. (…) Il se fit ensuite porter dans une étuve, dont la vapeur le suffoqua. Son corps fut brûlé sans aucune pompe ; il l'avait ainsi ordonné par un codicille, lorsque, riche encore et très puissant, il s'occupait déjà de sa fin »[].

Sa vie en 10 dates :
Entre 4 av. JC et 1 ap. JC : Naissance de Sénèque à Cordoue. Son père est chevalier romain et notable local. Comme beaucoup de dignitaires de cette région romanisée depuis plus de 150 ans, il devait être issu de potentats ibériques qui s’étaient librement alliés à Rome et en avait adopté le mode de vie et la culture.
15 : Sénèque s’enthousiasme pour la philosophie, le pythagorisme puis le stoïcisme.
37 : Littérateur d’exception, il écrit la plupart de ses grandes tragédies : Phèdre, Œdipe et bien d’autres.
39 : Il entre au Sénat, sous Caligula.
41 : Début de l’exil de Sénèque en Corse. Il y restera jusqu’en 49, quand Agrippine, devenue l’épouse de Claude, obtient sa grâce.
49 : Sénèque devient le précepteur de Néron.
56 : Il devient Consul, puis Ministre, sous Néron toujours. Il publie la même année De Clementia, directement adressé au prince, sur les rapports à trouver entre justice et clémence.
62 : Sénèque commence la rédaction des Lettres à Lucilius, un recueil d’une centaine de lettres à l’attention de Lucilius, un haut fonctionnaire romain qui demanda conseil à son aîné sur l’art et la manière de vivre en philosophe.
64 : Bien que retiré de la vie publique, Sénèque échappe à une tentative d’empoisonnement par Néron, qui rêvait d’en finir avec ce père spirituel dont il avait toujours envié la gloire et le talent sans jamais pouvoir l’égaler.
65 : Néron se suicide, sur ordre de l’empereur.
Le contexte :
14 : Renouvellement de la puissance tribunicienne de Tibère.
30 : Condamnation et exécution de Jésus en Judée.
37 : Mort de Tibère à Misène. Caligula devient empereur. Naissance de Néron, fils d’Agrippine, sœur de Caligula.
41 : Assassinat de Caligula et Avènement de Claude (oncle de Caligula). Accusant Sénèque d’adultère avec une sœur d’Agrippine, il le condamne à mort, peine immédiatement commuée en un exil à vie en Corse.
49 : Agrippine épouse Claude obtient la grâce de Sénèque. Selon l’historien Tacite, il est probable qu’Agrippine ait agi sciemment : un précepteur de la stature de Sénèque favoriserait certainement son fils Néron dans la course à la succession impériale, au détriment du fils de Claude, Britannicus.
50 : Claude adopte Néron, fils d’Agrippine.
54 : Néron devient empereur
62 : Violent tremblement de terre à Pompéi.
69 : Après le fiasco des règnes, très courts, de Galba, Othon et Vitelius, Vespasien devient empereur. Il le restera jusqu’en 79.
Marine de Tilly.

K. Follet pour Le Point, 09/2008


Un trop petit pavé

Un monde sans fin, de Ken Follett, traduit de l’anglais par Viviane Mikhalkov, Leslie Boitelle et Hannah Pascal, Robert Laffont, 1 289 p., 24,90 €.

Ça fait toujours un drôle d’effet de commencer un livre de plus de 1200 pages. C’est impressionnant, lourd, et pas du tout pratique. Mais quand il s’agit de la suite des Piliers de la terre de Ken Follett, on se fait une raison ; ça fait quand même dix-huit ans qu’on l’attendait, celui là. Tout commence en 1990, quand Follett, alors considéré en Amérique comme le roi du thriller politique – son premier roman, L’arme à l’œil, reçoit d’emblée le grand Prix Edgar du roman policier en 1978- change radicalement de cap en signant Les Piliers de la terre, une saga monumentale sur fond de construction de cathédrale gothique, dans l’Angleterre du XII ème siècle. 90 millions d’exemplaires vendus plus tard –dont 760 000 en France-, le gallois est milliardaire, mais son inspiration en carafe. Fini pour lui, le temps des cathédrales, et ce n’est qu’en 2007 que le prodige rend enfin son deuxième volet : Un monde sans fin, à paraître en France le 2 octobre.
A l’instar des Piliers de la terre, Un monde sans fin est une véritable course de fond, une odyssée épique digne de celle de Perceval et des Chevaliers de la table ronde. Nous sommes en 1327, deux cent ans après l’intrigue des Piliers de la terre, dans la même ville puante et corrompue, Kingsbridge, à proximité de sa désormais célèbre cathédrale. Au lendemain d’Halloween, quatre héros picaresques, têtes blondes et griffes aux genoux, entrent dans une forêt interdite et assistent à l’assassinat de deux soldats. Une fois son forfait accompli, l’auteur du crime enterre une lettre et ordonne aux enfants de garder le silence sur ce qu’ils ont vu par hasard. Ce n’est que mille pages plus tard qu’ils découvriront la teneur du mystérieux billet : un ordre d’exécution du roi, signé de la main de la reine elle-même. Au fil de leur quête commune, les personnages n’en oublient pas leurs ambitions personnelles: Ralph, le mégalo, l’autoritaire, ne pense qu’à devenir baron, pour satisfaire ses envies de pouvoir. Gwenda, petite voleuse dégourdie et un peu trop romantique, caressera peut-être ses grands rêves de liberté, mais au prix d’une douloureuse déception amoureuse. Godwyns, intelligent et un brin manipulateur - de son propre aveu, Follet se serait inspiré de George Bush et de Tony Blair pour créer le personnage une fois adulte- atteindra son objectif : il sera prieur de Kingsbridge. Et Caris enfin, l’intellectuelle devenue médecin, aura bien du mal à convaincre les villageois très conservateurs de l’efficacité de la science, à l’heure où la prière et les méthodes ancestrales sont légion. Entre les rivalités de nobles, les intrigues d’évêques, les moines fornicateurs, les meurtres, les jalousies intestines, la faim, la guerre contre les français et par-dessus tout la peste noire qui fait des ravages sur les hommes et l’économie, nos quatre Lazarillo de Tormes version Ken Follett auront tous leur rôle à jouer.
Il fallait bien presque deux décennies pour que cet infatigable faiseur d’histoires, de personnalités et de mystères vienne à bout d’un récit si soigné. Il lui fallait beaucoup technique aussi, et un talent fou, pour rendre l’intrigue lisible, enrobante, en flux tendu. Finalement, on a bien fait de se faire une raison à propos de cette histoire de pages… Car en refermant Un monde sans fin, on ne se souvient même plus qu’il en comptait plus de 1200. Peut-être même que l’on aurait apprécié, -peut-on le croire ? - que ce monde là tienne sa promesse, et soit vraiment sans fin. Rendez-vous dans 18 ans, peut-être.

Encadré: 3 questions à Ken Follett:
Pourquoi avez-vous mis 18 ans pour écrire la suite des Piliers de la terre?
Les Piliers de la terre est le premier livre qui a réellement épuisé mon imagination. Quand il a été fini, j’avais la sensation d’avoir couru un marathon. Il m’a donc fallu beaucoup de temps pour dessiner les contours de cette suite. Il fallait trouver un thème à la hauteur du thème de celui des Piliers de la terre, c'est-à-dire la construction d’une grande cathédrale. Et compte tenu du succès mondial du ce livre, je ne voulais pas commencer la suite avant d’être sur qu’elle serait bonne.
Comment et où avez-vous finalement trouvé l’inspiration?
Je trouve une bonne partie de mon inspiration dans l’Histoire, mais aussi dans la presse, la télévision, et lors de conversations avec les gens. Cela dit je ne crois pas vraiment en l’inspiration. Je m’assieds surtout à mon bureau, en martelant mes neurones jusqu’à ce qu’ils me dictent quelque chose de correct.
Peut-on espérer un troisième volume avant 18 ans?
J’ai la ferme intention d’écrire une nouvelle histoire campée à Kingsbridge, mais bien sûr, j’espère que ça ne prendra pas encore 18 ans!
Marine de Tilly.

A/ Grandes pour Le Point, 09/2008


Allons enfants de l’Ibérie.

Le cœur glacé, d’Almudena Grandes (traduit de l’espagnol par Marianne Million), JC Lattes, 1072 p., 25€.

« Le cœur glacé ». A vrai dire, le nouveau roman d’Almudena Grandes aurait peut-être du s’appeler « Les cœurs glacés ». Car dans ce livre à feu et à cri, des âmes grises, il y en a au moins autant que de pages de littérature, c'est-à-dire plus d’un millier. Bien sûr, deux personnages se détachent, sorte de Romeo et Juliette espagnols, mais même leur histoire d’amour, si rare, ne semble pas leur appartenir complètement. Derrière Alvaro et Raquel, quarantenaires amoureux, il y a les Carrion et les Fernandez, et derrière ces deux grandes familles de sang, il y a celles des armes, les nationalistes et les républicains. « Chaque famille a une armoire fermée, pleine à craquer de péchés mortels », dit l’un des personnages… On le sait, depuis ce jour de juillet 1936 où ses enfants sont devenus fous, L’Espagne n’en finit plus de payer. Des toiles de Picasso aux poèmes de Lorca, des confessions d’Abel Paz à celles de Neruda, la guerre civile hante la quasi-totalité de la littérature et de la mémoire ibérique. Nous sommes pourtant en 2005 dans le texte, mais c’était hier… Jusqu’ici, Alvaro ne savait rien, et sans doute aurait-il préféré en rester là. Mais comme disait Cocteau, « le secret a toujours la forme d’une oreille », et Alvaro n’échappera pas aux relents de dictature franquiste qui empestent aux réunions de famille. Le chemin sera long, pour cet héritier malgré lui d’une fortune salement gagnée, ce fils de « salaud authentique » membre de la Division Azul. Long encore, le chemin, quand par-dessus le marché, Raquel, la femme qu’il aime, s’avère être de la lignée des perdants, fille et petite fille de combattant républicains exilés en France. « L’une des deux Espagne saura te glacer le cœur », écrivait le poète Antonio Machado. Sur qu’avec ce texte magistral, Almudena Grandes voulait réchauffer le cœur de l’autre. Reste à savoir de qui on parle. Reste à définir qui sont, deux générations plus tard, les gagnants et les perdants de cette guerre inoubliable.
Marine de Tilly.

R. de Sa Moreira pour Le Point, 08/2008


Maudit Hermaphrodite

Mari et femme, de Régis de Sa Moreira, Au Diable Vauvert, 182 pages, 15€.

Ça commençait mal. Un titre à la noix (Mari et femme… ?), et un « pitch » plutôt casse-gueule : « Un couple en pleine rupture se réveille un matin, chacun dans le corps de l’autre ». Heureusement qu’en haut de la première de couverture, il est mentionné « Régis de Sa Moreira », dont on se souvient du brillant Libraire (Le Diable Vauvert, 2004), et pas Katherine Pancol. L’espoir renaît. Une seule page de lecture et on ravale aussitôt ses petits aprioris : « La première chose qui t’étonne lorsque tu ouvres les yeux, c’est le plafond de votre chambre. Ca fait des mois que tu dors dans le salon. Tu ne comprends pas (…). Tu descends ta main sous le drap. Tu cherches quelque chose entre tes jambes. Tu ne trouves rien. Tu te retournes vers l’armoire à glace. Tu cries. Ta femme crie à ta place ». Premièrement, la situation de ce couple inversé est drôle, vraiment drôle. Difficile de ne pas repenser à la dernière fois que l’on a balancé le fameux « mets-toi à ma place » au visage de son conjoint. Ca devait être hier. Peut-être même ce matin. Difficile aussi de ne pas rire de toutes ses dents –surtout lorsqu’on est du deuxième sexe - quand le mari devenu sa femme découvre les aléas de l’orgasme féminin, par exemple. Car si Régis de Sa Moreira semble avoir beaucoup d’imagination, il n’est, définitivement, pas une femme… Deuxièmement, pendant que l’on dévore ces 182 pages comme une lettre d’amour, on s’amuse encore, mais de la forme de l’écriture cette fois. Une véritable performance stylistique. « Depuis les entrailles de votre lit, tu entends ta femme qui éclate de rire devant la télé et tu te demandes ce qui peut bien la faire marrer. Tu as mal partout, tes seins ont triplé, tu aimais bien être une femme, être une vache te plaît moins. Tu te traînes tout nu jusqu’au salon, tu t’affales sur le canapé. Elle caresse émerveillée son gros ventre, tu embrasse fasciné les abdominaux du tien ». Les pronoms se mélangent, on s’y perd volontiers, on ne sait plus qui est qui, alors on relit, on se concentre, jusqu’à ce que l’on en arrive à cette conclusion pourtant limpide : ces deux là ne font qu’un. Un couple ? Plutôt un bon roman.
Marine de Tilly.

S. Guibourgé pour Le Point, 08/2008



Li-thé-rature.
La première nuit de tranquillité, de Stéphane Guibourgé, Flammarion, 377 p., 19€.


Stéphane Guibourgé adore le thé. Ce serait « l’art d’être au monde », écrit-il. Alors il a fait comme le thé, il a mis au monde deux personnages gris et nomades, Anne et Vincent. Et il les a emmenés à Darjeeling, « poubelle à ciel ouvert, joyau dans la lumière », pour qu’ils reprennent des couleurs, se rappellent les parfums du thé, et au passage celui de la vie. Et ça a marché puisque finalement, Anne et Vincent parviennent à se reconstruire et à s’aimer. Il a toujours su écrire, décrire l’intime, Guibourgé. Dans ses sept romans en général, dans Le train fantôme (Flammarion, 2001) et Une vie ailleurs (Flammarion, 2003) en particulier, il était parvenu à s’immiscer équitablement dans la narration, assez pour se laisser apercevoir, mais pas trop, pour ne pas décevoir. Avec La première nuit de tranquillité, il va au bout de cette construction à la fois mentale et littéraire, mêlant fiction et récit comme s’ils dialoguaient, comme s’ils se répondaient. Parce qu’à côté d’Anne et Vincent, il y a ce « Dominique Daudé » qui se raconte, un chapitre sur trois ou quatre, à la première personne du singulier. Si c’est Dominique, ce n’est pas Stéphane. Et pourtant cette voix qui raisonne en écho au long chemin de vie des deux héros, c’est bien celle de l’auteur, un garçon abandonné à la naissance, adopté, enfermé dans la vie, ni mort ni vivant, avant de se réconcilier à lui-même, par la littérature. « La prima notte di quiete », chez les romains, c’est la mort. Pour Guibourgé, ce sera le pardon, car lui seul repose les âmes, offre un sens nouveau à l’existence, un encrage. Guibourgé a bien fait de boire beaucoup de thé. Car diffusé au filtre de sa langue douce et murmurée, ce thé là a le goût de la bonne littérature. Marine de Tilly.

L'Heroic Fantasy pour Le Point, 07/2008


L’Heroic, c’est fantastique

A l’heure où la postmodernité a le vent en poupe, où les récits d’anticipation et leur lot de gadgets futuristes poussent comme des champignons après la pluie dans le paysage culturel français, un genre « dissident » s’impose, au contraire, en renouant avec les grands récits médiévaux peuplés de guerriers et de magiciens légendaires : l’heroic fantasy, ou le nouveau graal littéraire.
Bienvenue ailleurs, loin, quelque part entre l’Ecosse et le royaume de Bretagne, il y a très, très longtemps. « Je t'appelle voyageur, mais peu importe si tu n'as pas voyagé ou si tu ne quittes jamais ta chambre. Je t’appelle voyageur parce que nous suivons tous une voie spirituelle ou philosophique quand la vie présente ne peut satisfaire nos besoins spirituels d'êtres pensants. Je me nomme Conan Dragonheart, rôdeur des temps anciens dans un monde peuplé de créatures extraordinaires. Un monde où règne pouvoir, richesse, trahison et perfidie ». Sur fond musical celtique, voilà ce que l’on peut lire, en guise d’introduction, sur l’un des nombreux sites consacrés à l’heroic Fantasy. L’heroic fantasy, littéralement « héroïque fantastique », c’est ce genre né dans les années 30 aux Etats-Unis et immédiatement pris d’assaut par toutes les formes d’expression artistiques possibles. Littérature, BD, télévision, cinéma, sites internet ou jeux vidéo, tous les supports ont exploré les sentiers sinueux de ce monde médiéval saturé de mythologies et de légendes Arthuriennes. Sur la planète Heroic fantasy, les forces du bien affrontent celles du mal à travers trois étapes principales. Un voyage semé d’embuches d’abord, une lutte cruciale qui verra la mort du héros-guerrier, et enfin, la consécration de ce dernier, sorte de catharsis messianique et rédemptrice. Quasi systématiquement, le héros, un homme (parfois une femme, Xéna faisant exception) solitaire et fidèle, est associé au printemps, à l’aube, l’ordre, la vigueur et à la jeunesse, tandis que son rival, lui, est l’incarnation de l’hiver et de l’obscurité, de la vie moribonde et de la vieillesse. L'un des canons de l'heroic fantasy, le premier en tout cas : Conan le Cimmérien, crée en 1932 par Robert Ervin Howard. Plus subtils que le barbare, Frodon Sacquet dans le Seigneur des Anneaux, du maître Tolkien (1954), et Fitz Chevalerie dans Le Cycle de l’assassin royal, de Robin Hobb (1996-2004), qui figurent eux aussi en bonne place dans le Panthéon du genre. Plus récemment enfin, le Kieli de Raymond E. Feist dans la Serre du faucon argenté, ou Druss de David Gremmell dans Légende (tous deux publiés chez Bragelonne). Autour de ces aventuriers aux talismans magiques, gravite une constellation de peuples secondaires, elfes, trolls, gobelins, géants, nains, orques, hobbits, gnomes et autres humanoïdes échappés du fond des âges. Chacune de ces créatures possède un profil physique et psychologique bien défini, exposé avec une précision étonnante dans la très sérieuse encyclopédie de l’heroic fantasy. Prenons les gobelins, par exemple : « créatures au visage aplati, les gobelins ont des oreilles pointues et une large bouche. Leur couleur de peau va du jaune au rouge sombre, en passant par toutes les nuances d'orange. Ils sont lâches et n'attaquent qu'en masse. ».
Un autre monde, vous dis-je, un univers de pure fiction livré « clé en main » avec ses codes, sa grammaire, son histoire, ses peuples et ses langues, sa culture, ses mythologies…et ses millions d’adeptes pendus aux fraîches nouvelles, au jeu de rôle « up to date » ou au dernier site en vogue. Alors qu’elles sèchent leurs larmes, les cassandres pleurant à la mort de l’imaginaire en littérature, avec la Fantasy, qu’elle soit « Heroic », « Dark », « Science » ou encore « High », il semble que le romanesque, le féerique et l’irrationnel aient encore de beaux jours devant eux.

Encadré 1 : Bragelonne Edition, leader de la HF.
Non, Bragelonne n’est pas seulement un Vicomte cher aux amateurs de Dumas. Bragelonne, c’est avant tout « le » spécialiste, « le » leader francophone de la HF. En 2000, date à laquelle Stéphane Marsant et Alain Névant, deux fous du genre, fondent la maison d’édition, les programmes ne comptaient que 3 titres. En 2008, 101 volumes sont déjà dans les bacs, et 18 sont prévus d’ici la fin de l’année, toute collection confondues. Avec un catalogue de 260 ouvrages signés par plus de 90 auteurs, l’éditeur indépendant affiche un CA frisant les 800 000 euros, soit une progression de 45% par rapport à l’année 2007. Pour la rentrée littéraire, on trouvera, entre autre, les œuvres complètes de Robert E. Howard, Solomon Kane, ou Le Royaume magique de Landover de Terry Brooks, autre grand nom de cette littérature. M. de T.

Encadré 2 : L’Heroic Fantasy et le 7ème art.
Malgré sa cinégénie évidente, et Les Niebelungen, réalisé en 1924 par Fritz Lang ; au cinéma, l’heroic fantasy a longtemps trébuché sur trois obstacles. Un, les Américains n’ont pas connu d’époque médiévale, autant dire qu’Hollywood n’en rêvait pas. Deux, la fabrication de ces mondes imaginaires coûte extrêmement cher. Et trois, jusqu’aux années 70, le cinéma s’adresse essentiellement aux adultes, or, l’heroic fantasy est très prisé par les adolescents. Résultat, alors que la SF, portée par Spielberg, Scott ou Cameron explose dans les années 80, l’HF ne décolle toujours pas, et s’enfonce même avec Conan le barbare, taulé au box office en 82. Après une longue disette donc, le genre s’offre enfin son film culte en 2001, avec la trilogie du Seigneur des anneaux, par Peter Jackson. En tout, 17 Oscars et une moyenne de 7 millions d’entrées, en France, pour chacun des trois volets. M. de T.

Encadré 3 : John Ronald Reuel Tolkien, maître incontesté de l’Heroic Fantasy
En 1937, un professeur d'anglo-saxon à Oxford fasciné par les sagas médiévales et les langues imaginaires publie Biblo le Hobbit, un roman fantastique mettant en scène un hobbit, Biblon Sacquet, à la recherche d’un trésor usurpé par le Dragon Smaug. Cinquante ans plus tard, le même Biblo tutoie les 40 millions d’exemplaires vendus. En 1954-1955, une suite sort chez le même éditeur, Allen & Unwin: Le Seigneur des Anneaux. Devenue culte dès sa sortie, la trilogie est toujours l’un des livres de langue anglaise les plus lus au monde (environs 100 000 millions de livres vendus). En France, l’œuvre de Tolkien débarque en 1972 chez Christian Bourgois. Ses ventes s’élèvent aujourd’hui à plus de 4 millions d’exemplaires, attisées par une imposante mise en place en poche (chez Pocket), et l’adaptation au cinéma de Peter Jackson. M. de T.

Bibliographie :
-Le Cycle de Conan, de Robert Ervin Howard, J.C Lattès, 12 volumes publiés entre 1982 et 1986 : Conan de Cimmérien, Conan le flibustier, Conan le vengeur, Conan le guerrier, Conan le conquérant, Conan le vagabond, Conan l’usurpateur…
-Le Cycle de l’assassin royal, et celui de la citadelle des ombres, de Robin Hobb, Pygmalion, 13 volumes publiés entre 1996 et 2004 : L’apprenti Assassin, L’Assassin du Roi, la nef du crépuscule, Le poison de la vengeance, La voie magique, La Reine solitaire, Le Prophète blanc, L Secte maudite….
-Biblo le Hobbit (2 volumes), de J.R.R. Tolkien, Hachette Jeunesse, 1983.
-Le Seigneur de anneaux, de J.R.R. Tolkien, Christian Bourgois, 3 volumes publiés entre 197et 1973 : La Fraternité de l’Anneau, Les deux Tours, Le retour du Roi.
-La Serre du Faucon argenté, Tome 1, de Raymond E. Feist, Bragelonne, 2008.
-Légende, de David Gemmell, Milady (label poche de Bragelonne), 2008.
-Solomon Kane, L’intégrale, de Robert E. Howard, Bragelonne, à paraître le 24 août 2008.
-Le Royaume magique de Landover, Tome 4, de Terry Brooks, Bragelonne, à paraître le 19 septembre 2008.
Marine de Tilly.

S. Azzedine pour Le Point, 07/2008


Une fleur nommée Jbara

Confidences à Allah, de Saphia Azzadine, Léo Scheer, 146 p., 15€.
Saphia Azzedine est sublime. Sublime, jeune, et en 4x3 sur la jaquette de son premier roman, Confidences à Allah, « un témoignage direct, cru, sur l’oppression des femmes, le portrait d’une jeune fille résolue à exister par elle-même ». Mauvaise pioche. A la lecture des premières pages, l’horizon ne s’éclaire pas vraiment. D’emblée, le texte vous agresse, vous enrage, à tel point que l’on jure intérieurement que l’on n’ira pas au bout. Trop cru –on était pourtant prévenus-, trop odieux, fauve, insensé. Jbara, jeune maghrébine aussi perdue que le village qu’elle habite, se fait violer en échange de son yaourt préféré, le Raïbi Jamila : « Chaque fois qu’il termine, j’ai comme du lait tourné qui coule entre mes cuisses. J’ai 16 ans et je ne sais pas qu’on dit du sperme. On est pauvres, chez nous, le lait qui tourne, on connait. Mais je m’en fous. J’ai mon Raïbi Jamila. Ca me fait sourire instantanément. Lui, il s’appelle Miloud, il est marron, il est amer, il me débecte. Un jour, en le suçant, j’ai reniflé le pli de ses couilles et j’ai failli vomir. » Ce n’est peut-être pas ce qui s’appelle « écrire », mais voilà qui vous enfonce durablement au fond de votre fauteuil. Et au fond de vous. Quelques dizaines de pages plus loin, la même Jbara tombe enceinte, et, après avoir été tabassée et rejetée par son père, elle accouche seule au milieu de nulle part : « Je vomis. Je transpire. J’ai des contractions. Il est trois heures du matin. Je me calle par terre contre le trottoir et je pousse. Je pousse. Je pousse. Même les chiens me laissent abandonner mon enfant en silence. Il ou elle crie. Je m’essuie. Je ne regarde pas. Il ou elle crie moins. Je me bouche les oreilles. Je continue de m’en aller. Il ou elle ne crie plus. Je crie ». Fleur arabe réduite en pot pourri, tout ça pour un yaourt à la grenadine. Peut-être qu’il est inutile de raconter la fin de l’histoire. La puto-bergère de 16 ans devient grande, se prostitue, se fait attraper par la police, passe trois ans en cabane. Mais du fond de sa misère, peut-on le croire ?, elle espère toujours en la miséricorde d’Allah. Et elle rend grâce : « Je veux te remercier, Allah, car Tu es le seul à n jamais me contredire. Ca fait du bien d’être écoutée. C’est pour ça que Tu es le plus sage. Merci Allah ». A ce degré d’inhumanité, garder la foi est l’affaire des saints, des martyrs, ou des héroïnes de roman.
Au fond, ce livre est un petit miracle. Car contre toute attente, c’est moins la férocité du quotidien de Jbara –difficile d’être un ange au milieu de l’enfer-, ni celle, parfois déplacée, de l’écriture de Saphia –« Arrêtez de faire « bah » ! Je ne vais pas mettre de la poésie là où il n’y en a pas. Je vous dis que je suis pauvre. La misère, ça pue du cul »- que l’on retient, mais l’amour inconditionnel de l’une, et sans doute de l’autre, pour le seul guide, le soleil, le Très Haut. « Avec Toi à mes côtés, j’ai l’impression d’être moins seule. Et pour une fille comme moi, ça compte vachement. Tu écoutes quand tout le monde braille. Avec Toi, j’ai appris à ne pas gueuler, avec Toi, je parle tout doucement et ça me fait du bien». A nous aussi lecteurs, ça nous fait du bien, de laisser la lumière transpercer la brutalité des âmes qui peuplent ce roman, la colère de l’auteur. Et quand la sincérité prend enfin le pas sur la provocation, on se félicite, finalement, de ne pas s’être arrêtés à la page 12. « Ce qui anime ma foi, conclue Jbara, c’est de t’aimer. T’aimer m’a permis de m’aimer et m’aimer m’a permis d’aimer ». Sans donner de leçon, cette foi là donne envie, et du sens à ces brûlantes confidences.
Marine de Tilly.

L. Pille pour Le Point, 06/2008


Lolita côté face

Crépuscule Ville, de Lolita Pille, Grasset, 192 p., 20,50€.

Il parait que Lolita Pille a « changé ». Ou plutôt que son travail littéraire, son ambition romanesque ne sont plus les mêmes, tracent un autre chemin que celui d’un premier roman lourd à porter, dans tous les sens du terme. C’est sur, entre « Hell » et « Crépuscule ville », il s’est passé quelque chose. En plus de boire, fumer et se défoncer, apparemment, la belle s’est mise à lire (ou à relire). Un peu d’Huxley, de Philip K.Dick, et beaucoup de George-Olivier Chateaureynaud -surtout son dernier et grand roman, L’Autre Rive (publié chez le même éditeur, d’ailleurs). Résultat, voilà que celle qui se nommait elle-même la « pétasse du XVI » se mute en Maurice G. Dantec version lolita, signant ici un thriller d’anticipation fou, total, extrême. A Crépuscule Ville, hyper démocratie hallucinée où le bonheur est obligatoire (drogues psychotropes en libre service –juste retour de la guerre narcotique- ; dépression ou pire, suicide interdits ; omniprésence du S.P.S, comprenez « Service de protection contre soi-même » ; dictature de la beauté et de la minceur), plus de soleil. Les hélio projecteurs l’ont remplacé depuis longtemps, éclairant autant qu’ils traquent les habitants du Clair Monde. Le roman s’ouvre sur un suicide collectif d’obèses, -autant dire sur une double infraction aux lois fondamentales-, que Syd Pradine, « flic de série B » traîne-savate aux ambitions désenchantées travaille à élucider. Au fil de son enquête, et accompagné de Blue, une étrange créature « belle et flétrie », Syd lève progressivement le voile sur les mensonges et l’hypocrisie de cette société eugénique. D’accord, tout cela est très « destroy », déjà vu dans le DVD Animatrix, et un peu éclaté. C’est son côté pile. Mais n’oublions pas qu’elle revient de loin, Lolita. Et avec ce courageux Crépuscule Ville, il y a fort à parier qu’elle ira tout aussi loin, du bon côté.
Marine de Tilly.

F.M. Banier pour Transfuge, 05/2008



Mi-prince Mi-voyou
Jhonny Dasolo, de François Marie Banier, Gallimard, 151 p., 15,50 €.
Il est glacial, mais il est beau. Il parait qu’il l’a toujours été (glacial, et beau). C’est vrai, sur cette photo de lui et de Dali prise en 1970, on dirait le Solal d’Albert Cohen. Un soleil qui, à 23 ans, avait déjà publié un premier roman écrit en deux mois, Les Résidences secondaires. « Il a lu Stendhal, et il a bien fait », dit-on alors de lui dans les pages littéraires du Figaro. Le passé composé en 1971, et La tête la première en 1972 ne tardent pas à peaufiner la réputation du jeune dandy surdoué : le « petit » a une plume, un ton, une arrogance toute à lui. Et en plus, il est beau. Et en plus, c’est une grande gueule : « J’étais autoritaire et impatient, libre, je ne cachais jamais ce que je pensais ». De quoi en faire une icône tendance dans le tout Paris, et même au-delà. En août 72 de l’autre côté de la manche, le Sunday Times titrait « Francois-Marie Banier, le golden boy de Paris ». Pas mal.
A l’époque où Paris savait faire la fête, Banier la faisait avec elle. Rien ne semblait lui résister, ni les femmes, ni les hommes, ni le succès. Il écrivait, sortait, rencontrait le monde entier, d’Aragon à Stéphanie de Monaco en passant par Balthus, Sylvana Mangano bien sûr, sa « mère inventée, la plus belle femme depuis Nefertiti », ou encore Dali, qu’il visita tous les jours pendant dix ans, Morand, Vladimir Horowitz…Vous en voulez d’autres ? C’est à peine croyable, plus long encore qu’un catalogue à la Prévert : Sarraute, Nicole Kidman, Mick Jagger, Mastroianni, puis Biancciotti, Rinaldi, et même Mitterrand, dont il fut très proche dans les années 80. Tous ces personnages, ces artistes, Banier les a rencontrés, aimés, fixés sur papier glacé, attendant patiemment le bon moment, souvent le seul, où ils se ressemblaient vraiment. Alors qu’il était attaché de presse chez Cardin, il refourgue un manteau en marmotte à Truman Capote dont parait-il, il ne se sépara plus. Sur les lavabos de la propriété de la comtesse de Noailles, il imprime ses calligraphies. C’est par l’intermédiaire de Banier que Beckett prenait des nouvelles d’Aragon : « A chaque rencontre, première question qu’il me posait : « Comment va Aragon ? ». A l’époque où il était encore avec Kate Moss, Johnny Depp l’invitait à sa table, dès le petit déjeuner. Maintenant qu’il est avec Vanessa Paradis, il assiste à la scène pourtant très intime de l’allaitement, Vanessa donnant le sein à son bébé. Avec Adjani, « le modèle absolu », il joue les héros, lors d’une fin de soirée bien arrosée où des « éboueurs mal lunés » -dixit Adjani- les menaçaient avec une barre de fer: « Son appareil photo muni d’un flash dans une main, une fausse identité autoritaire de l’autre, il a attrapé la barre de fer avec ce qu’il lui restait de mains pour nous sauver, devinez quoi, la vie », confiait un jour l’actrice à un magazine. Avec Johnny Halliday, il discute des heures durant de l’écrivain polonais Witold Gombrovicz. Un jour qu’il se promenait tranquillement dans les rues de Londres, l’œil du photographe s’arrête sur une belle berline. Derrière la vitre, « The Queen », tout simplement. Deux jours, plus tard, voilà Banier invité dans un château avec La Reine mère, le prince Charles et la princesse Margaret. Confident des uns, compagnon de fête des autres, Banier savait, et sait encore, transpercer les murailles des plus grands. Vite, très vite, les mauvaises langues s’élevèrent, le traitant à l’envi de mondain superficiel et vaniteux. C’est vrai qu’avec lui, on n’est pas deux, on est mille. Et disons-le, c’est irritant. Mais Banier s’en balance, il s’envole, se goinfre de la vie et de ses éclats.
Tour à tour écrivain –en tout, sept romans-, dramaturge (sa première pièce de théâtre, Hôtel du lac, est publiée en 1975 chez Gallimard, Pascal Greggory y tient le premier rôle ; Nous ne connaissons pas la même personne sort trois ans plus tard), immense photographe, créatif chez Saint Laurent –un ami ?-, c’est d’ailleurs à lui que l’on doit les noms des deux parfums Poison et Opium, et comédien (il apparaît dans le film culte de Johnny Depp en 1997, The Brave), Banier semble bien accroché au sommet de la « nouvelle vague » artistique. Et quand on lui demande d’où lui vient cette boulimie créatrice, il vous répond, très calmement : « La boulimie, j’ai toujours pensé que ça correspondait à un appétit. En ce qui me concerne, il s’agit d’un goût de donner, et j’appellerai ça plutôt de la « générosité », comme le désir d’offrir à l’autre une autre dimension. Ca vient peut être d’une très mauvaise éducation, ce goût d intervenir, ce goût de créer, ce goût de changer le monde, ce goût de la recherche, ce goût de la beauté. » Irritant, vous dis-je. Et pourtant… Même s’il continue à être glacial, même s’il ne vous regarde toujours pas quand il vous parle et qu’il fait maintenant montre d’un manque déroutant de modestie, ce qu’il dit est vrai. Ce type là a le goût de tout, il a du goût pout tout. On ne sort ni de ses expositions -de peintures ou de photographies-, ni de ses romans indemnes. Le « multi-act », comme disent les américains, se permet tout, réussit tout, jouant au mufle pour mieux dissimuler l’extrême sensibilité de ses œuvres, mimant la mondanité pour mieux se moquer de la petite bourgeoisie qui a non pas « bercé », disons plutôt « enragé » son enfance.
Son enfance justement, Banier lui repeint les ailes dans Balthazar, fils de famille, publié en 1985, c'est-à-dire treize ans après la sortie de La tête la première. Il lui en aura fallu, des années, pour calmer ses violences, et vaincre ses démons. Avec un père qui le gifle et l’humilie dès qu’il en a l’occasion, une mère distante et mondaine, et une sœur savante, « laide et méchante », Balthazar, alter héros de Banier, n’a d’autre choix que de se réfugier des heures et des jours dans une armoire, rêvant à une vie meilleure. « Victime de la méchanceté, de l’incompréhension ou de la distance », il ira jusqu’à tenter de se donner la mort. « Chaque jour, je suis moins rêveur, dit Balthazar, moins léger, moins détaché. Plus grave, je m’enfonce dans la gravité. Autrefois, j’étais les deux à la fois, or et sombre. On n’a qu’un seul âge dans la vie. On l’attrape en naissant et on le garde ». « Balthazar est un enfant martyr », conclu Banier, contournant toujours, habilement, la première personne du singulier. Né dans « une famille de bourgeois qui mentait », Banier a vécu l’enfer. Et c’est sans doute parce qu’il a bien connu la souffrance qu’il n’hésite pas à la photographier, notamment dans Perdre la tête, une exposition qui fit grand bruit à la Villa Médicis, à Rome en 2005 : « la souffrance est ce qui me touche profondément dans l’être humain, bien plus que la joie et l’optimisme ». Quant au passé, c’est pour Banier « un truc infernal dont on ne sort pas, dont on ne peut rien faire que mentir à son sujet », peut-on lire dans son dernier roman, Johnny Dasolo, sorti le mois dernier chez Gallimard. Alors il en fait des livres, de son passé, des livres qu’il peint aussi bien que ses toiles et ses photographies. On le lit, Banier. On passe des heures devant ses clichés, et son talent nous bouleverse. Alors on veut le rencontrer. A ses dépens. On n’aurait peut être pas du. Trop bizarre, trop pressé. Trop éparpillé. On est déçus. On ne s’attendait pas à ça. Après dix minutes -à peine- passées avec lui, dans ce café du Luxembourg, il règle déjà l’addition, comme s’il voulait en finir avec vous : « Je travaille énormément en ce moment. 13 ou 14 heures par jour. Je dessine d’ailleurs plus que je ne photographie. Ces 15 derniers jours, j’ai réalisé une cinquantaine de photos peintes, et je viens de terminer une campagne de publicité pour Diane Von Furstenberg ». Très chic. Encore une « amie », sans doute. Lui qui répète à longueur d’interview qu’il aime les gens, les regards, les rencontres ; ou bien il s’en fout de vous, ou bien il se fout de vous –plus probable-, mais il n’est pas avec vous. Cela fait déjà un bon moment qu’il a vu cette femme passer dans la rue, un sac rose en forme d’arrosoir à la main. Depuis, il n’est plus là, il est dans l’arrosoir. Et quand il se décide à lâcher un « Vous avez vu cette femme ? C’est quand même un rayon de soleil extraordinaire », enfin, on le trouve sympathique. Ouf. On a tellement envie de l’aimer autant que ses œuvres.
Mais voilà, Banier est comme le personnage de son roman, Johnny Dasolo, mi prince mi voyou, parfaitement insaisissable. Johnny Dasolo est un adolescent irrésistible qui se lie d’amitié avec l’autre héros du roman -ou peut-être anti-héros- Marcel Duchamp, dès son arrivé au lycée. Le premier est un séducteur plein d’ambition, sur de lui et prêt à tout entreprendre, alors que le second est un rêveur un peu paumé, « pas tout à fait prêt à recevoir le choc d’une amitié ». Au fil des années et de la vie, les deux garçons devenus hommes se croisent, se séparent et se retrouvent jusqu’à en devenir fous, Dasolo développant sur Duchamp une influence toujours plus dangereuse. « L’amitié est à ce prix. Toute relation contient à la fois un soleil et une blessure » explique Banier. Duchamp a beau savoir que son amitié avec Dasolo ne lui fait plus que du mal, il est bien incapable de s’en passer, jusqu’à ce qu’un drame survienne. Comme Johnny Dasolo avec Marcel Duchamp, Banier se ballade, il vous ballade, et c’est lui qui tient le guidon. Impossible de redresser, de le mener exactement là où vous aimeriez aller. Déjà debout, son casque à la main, cette fois il vous échappe pour de bon : « Vous avez tout ? Au revoir ». Tant pis pour la bonne dizaine de questions restées sans réponses dans les pages de votre carnet. En le regardant s’engouffrer dans la rue de Vaugirard, à cheval sur sa mobylette vieille de 15 ans, on en a le souffle coupé. Difficile de conclure s’il est odieux ou magnifique. Sa vie, son parcours, son œuvre fascinent. Lui aussi. Mais autrement, étrangement.

François-Marie Banier en quelques dates :
1947 : Naissance de François-Marie Banier à Paris.
1969 : Sortie de son premier roman, Les résidences secondaires, écrit en eux mois à 18 ans, édité à 22. Le passé composé et La tête la première sortiront respectivement 2 et 3 ans plus tard.
1985 : Sortie de Balthazar, fils de famille, roman autobiographique sur l’enfance malheureuse de Banier.
1991 : Première exposition personnelle au Musée national d’art Moderne, Centre Georges Pompidou à Paris. Suivront des expositions à succès à Munich, Stuttgart, Rome, Sao Polo, Rio, Buenos Aires, Milan…
1999 : A Stuttgart, Banier expose dans « Private heroes » ses photos de stars « peintes ». En peignant, puis en écrivant sur des photos, Banier invente un nouveau domaine artistique.
2005 : Exposition Perdre la Tête à la Villa Médicis à Rome, puis à Nice en 2006 et Moscou en 2007.
Marine de Tilly.

J. Natta et C. Berstein pour Transfuge, 05/2008



Hillary Clinton ou l'ambition d'une vie

Hillary Clinton, Histoire d'une ambition, de Jeff Natta, J.C Lattes, 500 p., 21,90€.
Hillary Clinton, une femme en marche, de Carl Berstein, Baker Street, 730 p. , 25€.

Les lendemains de réveillons ont toujours un goût amer. Le 3 janvier de cette année en effet, le clan Clinton avait un peu la gueule de bois. A 8 points de son meilleur ennemi démocrate Barack Obama, Hillary Clinton prenait un sévère revers électoral en guise de carte de vœux. Mauvais, ou faux départ ? Toujours est-il que celle que l’on croyait invincible trébuchait à la première foulée de sa course à la Maison Blanche. Résultat, Hillary « l’insensible » versa même une petite larme devant les caméras du monde entier. Une semaine plus tard, plus qu’un « come back » -selon ses propres mots-, c’est une résurrection : Avec 39% des suffrages du New Hampshire (contre 36 pour son concurrent), et elle fait maintenant la course en tête. Bill et Chelsea sont émus, Hillary « regonflée » à bloc. Cette fois c’est promis, l’Amérique aura la compétition électorale qu’elle attend, et la favorite ne laissera plus s’échapper le moindre petit sanglot. De l’autre côté de l’Atlantique, l’ex First Lady fait une belle rentrée. Deux imposants ouvrages lui sont consacrés et se disputent les vitrines des librairies : Hillary, histoire d’une ambition, une enquête au vitriol de Jeff Gerth et Don Van Natta, deux journalistes du New York Times et par ailleurs lauréats du Pulitzer ; et Hillary Clinton, une femme en marche, un ouvrage moins sévère, déjà best seller aux Etats-Unis, signé Carl Bernstein, célèbre pour ses révélations dans l’affaire du Water Gate. Deux pavés pour une même femme, deux biographies non autorisées pour celle qui pourrait bien devenir le 44ème président des Etats-Unis, et, au passage, la première femme de l’Histoire à gouverner ce Pays.
Les Chiens font donc des chats
« Je ne suis pas née première dame ou sénatrice. Je ne suis pas née non plus démocrate. Ni avocate, ou militante pour les droits des femmes et de l’homme. Je ne suis pas née épouse ni mère. J’ai simplement eu la chance de naître américaine au milieu du vingtième siècle, un lieu et une époque bénis. » Voilà une introduction pleine de bon sens ; les premières lignes de l’autobiographie d’Hillary (Mon Histoire) publiée en 2003 chez Fayard. Comme tous les bébés du monde donc, Hillary Diane Rodham naît à Chicago, le 26 octobre 1947, sans tailleur ni brushing, sans drapeau américain greffé au cœur. A propos des toutes premières années de sa vie à Park Ridge, dans la banlieue de Chicago, le lecteur averti doit déjà faire face à différentes « versions ». Il y a celle de la maison Blanche, qui laisse à voir une enfance et une jeunesse idyllique autour de parents aimants : joli maison de brique, véranda ombragée, verte pelouse en pente, gentils petits frères bagarreurs, tout cela sous le regard attendri de papa et maman Rodham. Et puis il y a celle de nos trois biographes, d’emblée plus équivoque : Pour les deux journalistes du New York Times, le père, Hugh Rodham, est un « gallois rude et mal dégrossi aux idées républicaines bien arrêtées ». Quand à Bernstein, il affirme carrément que les Rodham étaient considérés comme « une famille de canards boiteux, rejetés par leurs voisins à cause du caractère difficile du père, un homme aigri et insatisfait, enclin à exagérer ses succès personnels, et dont les sarcasmes perpétuels et la misanthropie pesaient sur ses enfants, obligés de subir son humiliante pingrerie et d’accepter en silence les vexations et rebuffades qu’il infligeait à leur mère ». On l’aura compris, loin des images d’Epinal que les comptes rendus officiels veulent bien nous montrer, la vie chez les Rodham ressemblait à plus à un camp d’entraînement dirigé par un père-instructeur – qui avait d’ailleurs été sous officier dans la Navy- qu’au pays de Candie. C’est donc dans cet environnement que la jeune Hillary se forge une force de caractère hors du commun. Plutôt jolie sans être « des plus belles de la classe », Hillary se préoccupe avant tout de ses performances scolaires. Adolescente, son assurance, son intelligence vive et sa force de conviction sont déjà manifestes. N’ayant rien d’une abeille ouvrière, elle veut être le chef, que ce soit dans son groupe de scout, au conseil de classe ou dans l’équipe de sport. Pour ce qui est de sa conscience politique, nos biographes sont unanimes : Hillary avait toujours sur elle un exemplaire fatigué de Conscience d’un conservateur, de Barry Goldwater, pilier ultra de la droite conservatrice, mais elle s’employa très jeune à discuter, argumenter, réconcilier les points de vue diamétralement opposés de ses parents : « Ma mère était une démocrate, même si elle évitait de s’afficher en tant que telle dans le quartier très républicain de Park Ridge. Mon père lui, était un conservateur républicain pur et dur », écrit-elle. Après le lycée, vint l’Université. Changement de décors. Fini l’Illinois, direction Wellesley dans le Massachussetts, une université féminine réputée pour ses valeurs politiques libérales. « Si vous entrez dans cette Université, l’avertit un jour l’un de ses professeurs, vous finirez libérale et démocrate ». Ce à quoi Hillary répondit du tac au tac : « Je suis assez intelligente pour savoir ce que je pense, et je ne vais pas changer d’opinion comme cela »… Un ange passe. En ce début des années 60, l’activisme étudiant né de l’opposition grandissante à la guerre du Vietnam et au racisme gagne le pays... en même temps qu’Hillary, qui commence à mettre en doute la politique républicaine dans la guerre : « Elle avait passé son été chez les républicains, note Bernstein, tout en étant une démocrate, une gymnastique qu’elle avait déjà pratiqué au lycée –et à la maison-. C’était chez elle un trait notable ». C’est en arrivant à Yale, en 1969, qu’Hillary passe définitivement l’arme à gauche. Oubliées, les valeurs républicaines de papa, elle sera démocrate, avec, toujours et pardessus tout, le phare et le refuge de la religion.

Clinton Incorporated
« J’étais sur le point de rencontrer la personne qui allait infléchir ma vie et lui donner une direction que je n’aurai jamais imaginé », écrit Hillary. Sur les fondements du « partenership » de Bill et Hillary, une fois encore, les avis divergent. Pour Carl Bernstein, c’est Bill qui aurait immédiatement compris qu’à deux, ils seraient plus forts : « Bill défendait fermement ses convictions, mais « on sentait qu’il voulait seulement devenir président » alors qu’Hillary était habitée par une ferveur religieuse. » Selon les auteurs de Hillary, Histoire d’une ambition en revanche, et comme le titre de l’ouvrage l’indique clairement, c’est elle qui aurait, très tôt, et contrairement à son affirmation, « imaginé » tous les fruits que pourraient porter l’association des deux météores politiques. Du haut de son austérité, Hillary calcule, observe, déchiffre, repère les obstacles et les gens qui représentent danger ou intérêt avec une discipline militaire. Des restes de l’enfance, sans doute. Vers la fin de l’automne 70, assis au fond de la classe, Bill aperçoit une blonde qu’il ne connaît pas. « A vrai dire, notent Gerth et Van Natta, il a pas mal manqué les cours cet automne. Il pense que cette jeune femme a sans doute été encore plus souvent absente que lui. Sinon, il ne lui aurait pas fallu un semestre entier pour la remarquer ». Hillary n’est, comme à son habitude, pas vraiment à son avantage. Depuis toujours, elle séduit autrement, par son assurance, par des qualités moins visibles, mais plus fascinantes. Impressionné, Bill ne lui parlera pas ce jour là. Plusieurs mois plus tard, dans la bibliothèque de Yale, après tant de regards échangés, c’est Hillary qui s’avance vers Bill, main tendue : « Si c’est pour que vous continuiez de me regarder comme ça, et que je vous regarde en retour, autant qu’on se présente. Je m’appelle Hillary Rodham ». A quarante-cinq ans, peu après avoir décidé de ne pas divorcer, quand on demanda à Hillary Clinton quel était l’évènement de sa vie qui avait suscité en elle le plus d’exhalation, elle répondit sans hésiter : « C’est d’être tombée amoureuse de Bill ». Pour Bernstein, « il n’y a aucune raison de mettre en doute sa sincérité, et Hillary n’est pas la garce, la virago que ses détracteurs se plaisent à caricaturer ». Et même si le mot « exaltation » ne va pas particulièrement bien à cette femme froide, méthodique et dominatrice, il explique peut-être mieux pourquoi elle s’est engagée sur le chemin qu’elle prit auprès de son « grand amour ». Alors que tout jusqu’ici semblait réglé dans sa vie, Hillary était séduite, Bill en pamoison, bref, début du « plan de vingt ans » ou pas, ils déménagent à Fayetteville et se marient à l’automne 1975. Hillary devient associée du prestigieux cabinet d’avocat « Rose » en 79, et bientôt première dame de l’Etat de l’Arkansas, quand son « surdoué » de mari est élu Gouverneur démocrate, à plus de 60% des voix... et tout juste trente ans. Le dernier ciment du couple fut l’arrivée de Chelsea, leur fille, en 1980. « Démocrate » ? Hillary l’était devenue, de tout son coeur. « Avocate » ? Elle le resta pendant quinze ans. « Militante pour les droits de la femme et de l’enfant » ? Résolument. « Epouse »? Depuis quelques années, et « mère » depuis peu. Pour reprendre sa phrase d’introduction, il ne manquait au palmarès d’Hillary que « Fisrt Lady », et « sénatrice ».
De First Lady à Sénatrice
A la fin des années 80, Hillary fonce à toute vapeur, mais on ne peut pas en dire autant de son mari. En 1987, alors qu’il est obligé de renoncer à la course à la Présidence (des rumeurs sur les escapades extra-conjugales de Bill courent l’Arkansas), Hillary décrète que s’il n’y va pas, elle, elle ira. Mais on ne la voit alors que comme un « appendice » de Bill, et elle échoue. « La contradiction entre l’avantage qu’elle retire de sa proximité conjugale et sa volonté de mener une carrière autonome sera toujours un dilemme pour elle », estiment les journalistes du New York Times. En 1992, après un dernier mandat dans l’Arkansas, Bill est prêt pour la Maison Blanche. Encore une fois, Hillary passe son tour. En revanche, et c’est une première dans l’Histoire des Etats-Unis, cette campagne ne sera pas la campagne de Bill, mais celle « des » Clinton ; « Votez pour moi et vous en aurez deux pour le prix d’un », avait-il lâché lors d’un meeting (dans le New Hampshire…) Stratégies, transgressions, moyens de défense, coups de griffe, idées, attaques, chaque minuscule petit point d’organisation est alors réglé par Bill…et sa femme. Selon Bernstein, « aucuns de leur collaborateurs n’étaient tenus au courant de ce qu’ils se disaient quand ils étaient seuls ». Le combat contre Bush remporté, Bill Clinton est Président. Voilà qui est fait. En First Lady, Hillary impose un nouveau style, le sien, celui d’une épouse active et très engagée dans la mission de son mari. Choses promise, chose due : l’Amérique en a deux pour le prix d’un. En charge de la grande réforme sur l’Assurance maladie, Hillary commet de graves erreurs stratégiques, et ne compte plus ses ennemis. Mais ni le fantôme de Whitewater (un scandale financier autour d’une opération immobilière ratée de Bill et Hillary dans les années 80), ni les rudes procès qui en découlèrent, ni Paula Jones, ni même Monica Lewinsky n’eurent raison de la soif de pouvoir de la Fisrt Lady. L’investissement d’une vie entière, et surtout l’espoir d’un futur qu’il restait à construire, tout cela avait un prix. Sur Lewinsky, nos trois biographes partagent une seule et même version : Oui, le Président a menti, nié, acheté le silence d’une stagiaire qui avait à l’époque l’âge de Chelsea, contre l’immunité. Et oui, les avocats de Paula Jones en profitèrent pour remettre sa relation avec Bill au goût du jour. Hillary l’épouse bafouée, meurtrie par les infidélités de son mari étalées en « Une » de tous les journaux, s’effondre : Selon une amie interrogée par Bernstein, elle n’aurait « plus été capable de parler à qui que ce soit pendant des jours », et ce fut « l’année la plus sombre de sa vie ». Moins tendres que leur confrère Bernstein avec la première dame, Gerth et Van Natta ne retiennent de la tempête Lewinsky que la capacité d’Hillary à ne jamais perdre des yeux, mouillés ou pas, ses « propres intérêts ». Car pendant que Bill s’emploie à mériter le pardon de sa femme, « tout ce qu’Hillary voulait, elle devait l’avoir, c’était la règle numéro un ». Selon eux, après avoir cru tout perdre, n’avait-elle pas au contraire tout à gagner ? « Son ambition politique est à ce moment tout aussi considérable qu’avait été celle de Bill. Et elle sait qu’elle aura besoin de lui pour atteindre ses objectifs », résument les journalistes. « Ses objectifs » ? Le Sénat, et bientôt peut-être, la Présidence. Hillary se remet au travail, et comme à 18 ans, « croit encore qu’elle va changer le monde », rapporte Bernstein. Au terme d’une « tournée de l’écoute » menée avec talent –une méthode électorale qui n’est pas sans rappeler la « démocratie participative » d’une certaine Ségolène Royal-, Hillary remporte dans l’Etat de New York une victoire éclatante le 7 novembre 2000. A ce jour, après deux mandats, elle y est encore.
Le 20 janvier 2007, quatorze ans jour pour jour après l’investiture de son mari à la maison Blanche, Hillary Clinton annonce officiellement sa candidature à la Présidence dans un message électronique envoyé à quelques millions d’américains : « J’entre dans la course, et c’est pour la gagner ». De la Goldwater girl à la démocrate libérale, de l’étudiante mal fagotée à la dame en tailleur chic, de la First Lady cornue à la sénatrice respectée, après vingt-deux années de « Clinton building », Hillary Rodham Clinton est tout près de son objectif. « Son » tour est enfin arrivé. Pour Gerth et Van Natta, ses changements de cap au sujet de la guerre en Irak (soutien de Bush et des républicains en 2002, puis revirement dans le camp des « anti-guerre » en 2007) constituent l’obstacle le plus sérieux à sa marche vers la Maison Blanche. Selon eux, « le pari ne pourra réussir que si ses concurrents, et les électeurs, n’y regardent pas de trop près ». Du côté de Carl Berstein, le bilan semble plus positif : « Hillary a encore le temps de s’affirmer, de réaliser ces choses qui font d’elle un être à part. Nous aurions tous à y gagner, parce que ces choses là ont peut-être le potentiel de changer le monde, ne serait-ce qu’un petit peu ». Tous reconnaissent, en tout cas, la singularité de son parcours politique, et la complexité fascinante de sa personnalité. Qu’elle « change le monde » ou pas, « la célébrité la moins bien connue des Etats Unis » aura, de toute évidence, marqué l’Histoire de son pays, en même temps que celle de la femme.
Marine de Tilly.