mardi 10 mars 2009

Sénèque pour Philosophie Magazine, 09/2008


Sénèque, Le directeur des consciences

« Je ne me suis fait l'esclave de personne, disait Sénèque, je ne porte le nom de personne. » A part, peut-être, celui de son père, dit « le Rhéteur », Sénèque fut en effet ce que l’on nommerait aujourd’hui, non sans emphase, un « esprit libre ». Libre, cet homme de cour et d’école le fut, et même dissident, à l’heure pourtant où les manuels agrées de l’Education Nationale autant que l’opinion commune ont vite et bien fait de le classer dans le seul camp des Stoïciens. « Peu arrêté dans ses doctrines philosophiques, du reste, il excelle dans la censure des vices, il offre une multitude de pensées remarquables, beaucoup de choses à lire pour le profit des mœurs », peut-on lire dans une encyclopédie non pas de philosophie mais de littérature. Outre le grand Stoïcien impérial en bonne place entre Epictète et Marc Aurèle, Sénèque fut un dramaturge d’exception, un homme politique influent, et surtout un philosophe non pas de la théorie, mais de l’esprit pratique, un puissant propagateur de vérités pour l’usage, un éducateur de morale, et un véritable directeur de conscience : « le précepteur du genre humain », écrivit Diderot.
Lucuis Annaeus Seneca est né à Curduba en Bétique, actuelle Cordoue, vers 4 avant J.C. Sous la coupe d’un père fou d’histoire, de lettre et surtout de rhétorique, ses frères et lui reçoivent une éducation soignée. Alors que Gallion, l’aîné des fils, le plus doué aux yeux du patriarche, se destinait à devenir gouverneur (il sera d’ailleurs l’un des juges de Saint Paul), Sénèque avait de son côté plus d’inclination pour la philosophie. Adolescent, le jeune homme écoute avec enthousiasme les leçons du pythagoricien Sotion, qui recommande l'abstinence des viandes, autant que celles du stoïcien Attale, remarquable par sa rigueur morale, ou encore celles du cynique Demetrius. Il se passionne alors à tel point pour ce mode de vie austère qu'il en tombe malade, par excès de frugalité, et doit bientôt l’abandonner. Pendant près de 15 ans, jusqu’en 37 de notre ère, -date à laquelle il publie la première œuvre qui nous soit parvenue, les Consolations à Marcia-, les historiens perdent toute trace de Sénèque. Mais tout laisse donc croire que durant ces quinze années Sénèque est devenu ce que l’on appelait « philosophe ». Cela ne signifie pas pour autant qu’il ait développé une pensée autonome, mais plutôt qu’il se soit imprégné des enseignements de la secte par la lecture et par un certain mode de vie, et pouvait à ce titre donner des conseils de façon quasi-professionnelle. A l'appui de ses développements, Sénèque va puiser son bien dans le stoïcisme, bien sûr, mais aussi dans l'épicurisme. Il ne cherche alors à résoudre aucun problème métaphysique ; seules la morale et son efficacité dans la vie quotidienne l'intéressent. On soupçonne aussi qu’il ait écrit à cette époque un certain nombre de tragédies mieux connues Outre-manche, de Médée à Phèdre, en passant par Œdipe, Agamemnon et Octavie, reproduisant ainsi avec plus de talent encore, l’exemple paternel.
Mais la tradition familiale ne se borne ni à la littérature ni à la philosophie : Sénèque s’intéresse à la politique et à un certain sens des affaires. Son personnage se complique au fur et à mesure qu’il devient public, d’où une bonne part de sa légende, la foule de ses détracteurs et bien sûr sa fin tragique. Sénèque entre au Sénat en 39, sous Caligula. Comme souvent à Rome, il dut sa nomination tant à ses relations – sa tante était la femme du gouverneur d’Égypte – qu’à ses talents d’orateur, qu’il parvint à faire connaître en se faisant avocat à titre « gracieux » au Forum. Une brillante carrière s’ouvre alors à lui. Sa conversation fine et piquante le rapproche des sœurs d’Agrippine, deuxième femme de Claude, successeur du prince régnant Caligula. Il devint un habitué influent du palais, à tel point que Claude, agacé par ce parvenu, le fait disparaître en Corse en 41. De cet exil de 8 ans, Sénèque rentrera avec deux nouvelles textes : Consolations à ma mère Helvia et Consolation à Polybius. Devenue l’épouse de Claude en 54, Agrippine obtient la grâce de Sénèque, et quelques année plus tard, une fois Claude assassiné, fait de lui le précepteur de son fils Néron. Sénateur, puis consul, ministre et précepteur du futur empereur ; à cette époque, loin de l’extrême ascétisme de son adolescence, Sénèque était devenu à la fois un stoïcien engagé, une haute et riche personnalité (une fortune estimée à 300 millions de sesterces), et l’intimes des grands, en l’occurrence du plus grand. On a longtemps jugés ces états incompatibles, ce dont le philosophe se défendit longuement dans De vita beata (chapitres XVII et suivants). Pour preuve, au plus haut de sa réussite, Sénèque n'oubliera jamais les problèmes de société: le De Beneficiis pose la question des rapports entre l'aristocratie et sa clientèle, et le De Clementia, celle des rapports entre le prince et ses sujets, la notion de justice devant être compensée par la clémence. « On ne peut pas le classer parmi ceux qui ont fait avancer la spéculation ou la science, ouvert quelque point de vue original; écrit Charles Renouvier dans sa Philosophie analytique de l’histoire ( Ernest Leroux ed., 1897, p.48), mais sa belle rhétorique et les traits incisifs, dont il marque ou la justice pure et l’idéal de l’honnête, ou les iniquités sociales, et surtout l’esclavage, ses sentences et jusqu’à ses lieux communs de morale ont consacré ses livres parmi ceux qui ont servi à l’éducation de l’humanité ».
Une fois encore, et fort heureusement, la postérité ne semble pas s’être encombrée et de la contradiction majeure, intrinsèque, de Sénèque, ni de l’impénétrabilité de son système philosophique, ni encore de la faiblesse de sa dialectique. Non. Outre son génie littéraire, le triomphe de Sénèque réside dans son rôle de directeur des consciences. Auprès de Néron d’abord, en qui le philosophe mis beaucoup d’espoir, et aperçut l’occasion, peut-être, de réformer les mœurs politiques de la monarchie césariste ; mais aussi auprès de tous ceux qui se donnerait la peine de le lire. Tous ses textes sont alors emprunts d’une farouche volonté d’éduquer. Dans les Dialogues, l’argumentation prend à chaque page l’allure d’une diatribe où le prédicateur interpelle l’auditeur, le conduisant à la sagesse : comparé au lutteur exercé qui parvient à terrasser la fortune, le sage lui aussi peut dépasser ses incertitudes et son ennui, pour atteindre un équilibre serein. De quelle manière ? En se dépensant pour le bien de l’Etat par exemple, suggère-t-il dans De Tranquilitate animi. Ou encore en renonçant, comme il le prescrit dans De Breuitate unitae, aux fausse valeurs de la cité comme l’argent, les places, les honneurs. Toujours sous influence toute stoïcienne, De Ira mettra en garde contre les méfaits de la colère, proposant des voies pour la surmonter, aussi bien chez les autres qu’en soi.
Enfin et surtout, c’est avec ses Lettres à Lucilius, qu’il rédige cloîtré chez lui, enfermé en lui-même - Néron refusa à deux reprise de le laisser se retirer de la vie publique, désireux de garder auprès de lui une « caution » morale face à ses excès d’autorité-, que Sénèque signe « le » chef d’œuvre de sa vie, sa grande « leçon d’humanité » louée par le fondateur de l’Encyclopédie et tant d’autres. Son « art de vivre », ses préceptes aimables et spirituels tiennent en un doux mélange de stoïcisme pur, pour la théorie -se détacher des biens, affronter le malheur et la mort sans émotions, viser au souverain bien-, et de transigence, dans la pratique -se plier aux nécessités de la vie, sans en être esclave, en créant la paix en soi, en s’élevant au dessus des événements. Mais pendant que Sénèque tentait d’éduquer les âmes, Néron, piètre élève de son maître, réinventait la tyrannie. Pourquoi Sénèque s’est-il opposé si tard et si timidement à Néron ? Divisé entre le respect et la fidélité envers son prince, et l’appel de sa conscience, Sénèque trouva d’abord refuge dans la rédaction de ses Lettres, dans lesquelles se profile d’ailleurs l’idée du suicide. La soumission au destin prônée par les stoïciens ne doit pas ici être vue comme une forme de résignation ou de négation de la liberté. Au contraire, si le sage prend acte des arrêts du destin, il lui reste à choisir l’attitude qui convient, en se plaçant du côté du courage ou de l’excellence : « le destin guide ceux qui sont dociles, tirent ceux qui lui sont rebelles », tout cela en « se plaisant à la vie sans rechigner de mourir » écrit-il.
En 65, un complot s’organise pour éliminer Néron, mais le prince le déjoua juste à temps. La police se déchaine et le nom de Sénèque est lâché. Compromis malgré lui dans la conjuration, n’ayant pour choix que l’exil ou la mort, Sénèque se tue « en homme libre ». Dans ses Annales, tacite rapporte la mort digne du philosophe : « Ensuite le fer lui ouvre les veines des bras. Sénèque, dont le corps affaibli par les années et par l'abstinence laissait trop lentement échapper le sang, se fait aussi couper les veines des jambes et des jarrets. Bientôt, dompté par d'affreuses douleurs, il craignit que ses souffrances n'abattissent le courage de sa femme, et que lui-même, en voyant les tourments qu'elle endurait, ne se laissât aller à quelque faiblesse ; il la pria de passer dans une chambre voisine. (…) Comme le sang coulait péniblement et que la mort était lente à venir, il pria Statius Annaeus, qu'il avait reconnu par une longue expérience pour un ami sûr et un habile médecin, de lui apporter le poison dont il s'était pourvu depuis longtemps (…) Sénèque prit en vain ce breuvage : ses membres déjà froids et ses vaisseaux rétrécis se refusaient à l'activité du poison. (…) Il se fit ensuite porter dans une étuve, dont la vapeur le suffoqua. Son corps fut brûlé sans aucune pompe ; il l'avait ainsi ordonné par un codicille, lorsque, riche encore et très puissant, il s'occupait déjà de sa fin »[].

Sa vie en 10 dates :
Entre 4 av. JC et 1 ap. JC : Naissance de Sénèque à Cordoue. Son père est chevalier romain et notable local. Comme beaucoup de dignitaires de cette région romanisée depuis plus de 150 ans, il devait être issu de potentats ibériques qui s’étaient librement alliés à Rome et en avait adopté le mode de vie et la culture.
15 : Sénèque s’enthousiasme pour la philosophie, le pythagorisme puis le stoïcisme.
37 : Littérateur d’exception, il écrit la plupart de ses grandes tragédies : Phèdre, Œdipe et bien d’autres.
39 : Il entre au Sénat, sous Caligula.
41 : Début de l’exil de Sénèque en Corse. Il y restera jusqu’en 49, quand Agrippine, devenue l’épouse de Claude, obtient sa grâce.
49 : Sénèque devient le précepteur de Néron.
56 : Il devient Consul, puis Ministre, sous Néron toujours. Il publie la même année De Clementia, directement adressé au prince, sur les rapports à trouver entre justice et clémence.
62 : Sénèque commence la rédaction des Lettres à Lucilius, un recueil d’une centaine de lettres à l’attention de Lucilius, un haut fonctionnaire romain qui demanda conseil à son aîné sur l’art et la manière de vivre en philosophe.
64 : Bien que retiré de la vie publique, Sénèque échappe à une tentative d’empoisonnement par Néron, qui rêvait d’en finir avec ce père spirituel dont il avait toujours envié la gloire et le talent sans jamais pouvoir l’égaler.
65 : Néron se suicide, sur ordre de l’empereur.
Le contexte :
14 : Renouvellement de la puissance tribunicienne de Tibère.
30 : Condamnation et exécution de Jésus en Judée.
37 : Mort de Tibère à Misène. Caligula devient empereur. Naissance de Néron, fils d’Agrippine, sœur de Caligula.
41 : Assassinat de Caligula et Avènement de Claude (oncle de Caligula). Accusant Sénèque d’adultère avec une sœur d’Agrippine, il le condamne à mort, peine immédiatement commuée en un exil à vie en Corse.
49 : Agrippine épouse Claude obtient la grâce de Sénèque. Selon l’historien Tacite, il est probable qu’Agrippine ait agi sciemment : un précepteur de la stature de Sénèque favoriserait certainement son fils Néron dans la course à la succession impériale, au détriment du fils de Claude, Britannicus.
50 : Claude adopte Néron, fils d’Agrippine.
54 : Néron devient empereur
62 : Violent tremblement de terre à Pompéi.
69 : Après le fiasco des règnes, très courts, de Galba, Othon et Vitelius, Vespasien devient empereur. Il le restera jusqu’en 79.
Marine de Tilly.

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