mardi 10 mars 2009

A. Soljenitsyne pour Transfuge, 03/2008



Soljenitsyne, le patriote

Une minute par jour. Chroniques, d'Alexandre Soljénitsyne. Traduit du russe par Françoise Lesourd, Fayard, 324 p., 19 €.
Aime la Révolution !, d’Alexandre Soljénitsyne. Traduit du russe par Françoise Lesourd, Fayard, 344 p., 19 €.
A lire aussi:
Réflexions sur le Révolution de février, d'Alexandre Soljénitsyne. Traduit du russe par Nikita Struve, Fayard, 140 p., 12 €.

Lorsque l’on évoque d’Alexandre Soljénitsyne, c’est généralement comme « le » symbole de la résistance intellectuelle à l'oppression soviétique. Jusqu’ici, on ne l’avait croisé que sur le large terrain de la lutte, légitime, sans relâche, à grand coup de plume. En cette fin d’année, Fayard publie deux ouvrages de l’immense écrivain, mais sous un jour différent cette fois. Dans Une minute par jour, une compilation d’entretiens diffusés entre avril et septembre sur la chaîne ORT de Moscou, c’est un Soljénitsyne en réconciliation avec son pays que l’on découvre. Sans drame, sans larme, il renoue le dialogue avec ce pays qui l’a longtemps traqué et obligé à se taire, s’interroge sur les réformes à mette en œuvre pour plus de liberté et de justice, débat de l’évolution de ses institutions, et expose les idées qui lui sont chères, sur la décentralisation par exemple, ou l’auto-administration populaire. De retour en Russie après vingt ans d’exil, il ne se pose pas en victime, mais en témoin qui, fort d’une expérience longue et douloureuse, peut ajouter sa voix, précieuse et sage, à la reconstruction d’une Etat en lequel il veut croire encore.
Une minute par jour apparaît ainsi comme le livre non pas de l’oubli, mais de l’apaisement. Celui d’un homme qui a connu, jusque dans sa chair, l’inhumanité des grandes purges Staliniennes. Ces moments funestes de sa vie, il en a témoigné dans la majeure partie de son œuvre : Le premier Cercle, Une journée d’Ivan Denissovitch, L’Archipel du Goulag ou encore la grande Saga de la Roue rouge. Mais qu’en est-il du Soljénitsyne d’« avant » les camps, les menaces et l’exil ? Qu’en est-il du jeune étudiant amoureux de son pays, du Soljénitsyne sensible aux promesses du communisme ?
Parce que la rédaction d’Aime la Révolution est antérieure à toutes les autres, –Soljénitsyne l’a rédigé à la fin des années 40-, Nerjine, alter-héros idéaliste de l’auteur, croit encore en la grande Révolution. Solidement installé dans l’utopisme de ses 23 ans, il met tout en œuvre pour servir le régime qui le fait tant rêver. A peine sorti des amphithéâtres de l’Université de mathématiques de Rostov, il débarque à Moscou le 22 juin 1941, jour de l’offensive de l’Allemagne nazie sur l’Union Soviétique. Mais à l’issue de sa visite médicale, il est déclaré inapte au combat à cause d’une tumeur. Sur sa fiche, le verdict est sans appel:« En temps de paix, impropre au service, en temps de guerre, non combattant ». Nerjine ne montera donc pas dans le train, Stalingrad se passera de lui. Cadeau du destin ? Pour le patriote Nerjine, pas exactement. Il a bien essayé d’insister auprès du bureau des recrutements, mais rien à faire, des « comme lui », on n’en voulait pas. Et le voilà réduit à enchaîner les soirées d’adieux de ses amis mobilisés, avec ce sentiment tenace d’être un parasite. Il parviendra finalement à obtenir son enrôlement, mais du côté des discrets, des auxiliaires.
Hors de l’action, loin du combat, Narjine l’intellectuel un peu balourd lit de la philosophie et de l’histoire, observe les visages de ceux qui l’entourent, écoute et interroge, à défaut d’accomplir son destin. Il vit cette révolution par procuration, avec toujours la confiance, intacte, dans l’idéologie. « C’aurait été folie de changer les convictions de ce gaillard », pense Illarion Rhéognostovitch, qui lui raconte pourtant l’horreur des mines de Djezkazan, « l’un des endroits les plus terrifiants qui soient sur terre ». A travers les dialogues entre Nerjine et le peuple résigné, on découvre pour la première fois un thème cher à Soljénitsyne, et qui reviendra comme un écho tragique dans toute son œuvre : les mines. De cuivre, envahies par la poussière des forges où, pour ne pas ralentir les cadences, on ne pratique pas l’humidification des poussières ; ces abysses où les poumons des détenus-ouvriers sont rongés par la silicose ; où l’eau que l’on boit est saturée de sel de cuivre et attaque le foie ; cet enfer d’où ne partent jamais les lettres écrites aux proches, pas plus que les plaintes adressées aux dirigeants, et d’où on ne sort que pour être envoyé au cimetière. Face à ces témoignages, Nerjine ferme les yeux. Tout cela doit avoir un sens, s’oblige-t-il à penser, celui du sacrifice peut-être, sans doute, mais l’URSS sait ce qu’elle fait. Il a bien du mal à l’aimer encore, cette Révolution, mais il lui laisse le bénéfice du doute. La patrie est en danger, et si les conditions sont inhumaines, l’administration provocatrice et la police arbitraire, qu’importe, cela ne saurait entamer son énergie de communiste militant.
Roman du difficile apprentissage d’un rêveur qui ne veut pas de la réalité, Aime la Révolution ! ressemble à son auteur au moment où il l’a écrit : inachevé, en « puissance », mais pas encore en « acte ». Romantique comme on l’est quand on n’a pas encore souffert, passionné comme on l’est à vingt ans. Et il en a, du cœur, ce premier écrit, autant que le jeune Soljénitsyne qui espère alors, de toutes ses forces, une Révolution juste, libre et salvatrice. Ecrit en secret à la charachka de Marfino, « prison laboratoire » où Soljenitsyne fut interné à la fin des années 40, et qui sert de décors au Premier cercle, le manuscrit d’Aime la Révolution n’a jamais été terminé. Soljénitsyne aurait pu le mener à bien plus tard, comme nombre de ses livres, mais entre temps, il y avait eu la déportation dans les camps, la souffrance, L’Archipel du goulag, et la difficile prise de conscience que machine à broyer communiste n’était pas un salut. Abandonné par son auteur comme Soljénitsyne par la Russie, ce roman nous est livré tel quel, avec ses quatre chapitres complets, et sa fin en pointillés. Joyau d’écriture et de sensibilité, roman de l’illusion au titre un brin ironique, Aime la Révolution ! donne à découvrir une nouvelle facette du grand intellectuel dissident. Un autre Soljénitsyne, le premier, comme on ne l’a jamais lu. Quand à Une minute par jour, ce recueil semble arriver à point pour boucler la boucle. Après la passion de la jeunesse et la violence de la chute, vient le temps d’une possible réconciliation, et peut être un jour, de la terre promise du pardon.
Marine de Tilly.



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