mardi 10 mars 2009

J. Mc Bride pour transfuge, 03/2008


La "sensible vérité" d'un immense réalisateur américain.
A la recherche de John Ford, De Joseph McBride, Institut Lumières/Actes Sud, 1090 p., 30€.

C’était l’époque où Hollywood était réputé non pas pour ses stars à la blondeur crâneuse mais pour ses studios de cinéma mythiques. Le temps où les réalisateurs pouvaient encore engueuler leurs producteurs sans risquer de se retrouver sur la paille, celui où John Ford étaient une légende vivante. Aujourd’hui, « Combien de gens, en dehors du monde du cinéma n’ont jamais entendu parler de Ford ? » s’indigne Joseph McBride. Beaucoup trop, et c’est pour s’affranchir de cette lacune qu’il reprend la plume. Après avoir « accouché » Billy Wilder et Howard Hawks dans des ouvrages de référence (Conversations avec B. Wilder et H. Hawks, le renard argenté d’Hollywood), Mc Bride s’attaque au monstre John Ford ; oublié parfois, incompris souvent, fascinant toujours.
« Large d’épaule, taillé à coups de serpe, il mesurait un mètre quatre-vingt et pesait quatre-vingt kilos. Même ses beaux yeux bleus mettaient ses interlocuteurs sur la défensive. Pourtant, ses manières rudes lui donnait un air distant et rêveur ». Sans doute parce qu’il était fils d’immigré, un « mick » (Irlandais) dans une Nouvelle Angleterre dominée par les Yankees, John Matrin Aloysius Feeney avait, très tôt, appris à parler plus fort que les autres. Parce qu’il avait commencé à 20 ans tout en bas de l’échelle, comme terrassier de studio, puis comme accessoiriste, cascadeur, assistant ou homme à tout faire à 12 dollars la semaine ; il savait dissimuler son immense sensibilité derrière un masque glacial. Une fois devenu le John Ford du haut de l’affiche, ses accès d’autorité pouvaient aller jusqu’à la cruauté, voire l’humiliation, alors qu’une fois sorti des plateaux, on le connaissait « compatissant et vulnérable ». Cette dualité, quasi skyzophrénique, entre le « bon » et le « mauvais » John, le poursuivit toute sa vie, décourageant plus d’un biographe. Côté pile, il y avait ses personnages : beaux, moralement irréprochables, défendant les valeurs d’une Amérique prometteuse ; le Henry Fonda des Raisins de la colère (1940). Et côté face, « un type mal dégrossi », agressif et déprimé : « Ford n’était pas un homme heureux. Il n’a jamais connu un seul jour de bonheur». Concernant l’alcool, même topo : tantôt rapide tantôt lent, dans sa vie comme dans son œuvre, euphorique ou déprimé, « Il était deux personnes différentes selon qu’il buvait ou non ». En bon fils de patron de bar Irlandais, Ford buvait jusqu’à la folie. « Si j’avais le choix, tous les matins de ma vie, je serais derrière cette caméra à neuf heures, parce que c’est la seule chose que j’aime vraiment faire ». Malheureusement, entre deux tournages, il ne lui restait que ses bouteilles de Whisky : « Enfermé dans son bureau, il s’enveloppait dans une couverture et lisait, écoutait de la musique, pleurait, buvant à s’en rendre malade », écrit McBride. Indéchiffrable, ce « gros matou déguisé en lion » entretint l’art du paradoxe avec un plaisir amusé, se posant comme seul détenteur de « sa » vérité. A quiconque tentait de transpercer ses murailles, il répondait par monosyllabes des inlassables « je ne sais pas » hautains et provocateurs. Un « vieux fils de pute sentimental, résuma un jour l’écrivain Darcy O’Brien. Cruel et génial ». Jusque dans sa famille, il semblait impossible de le saisir : « J’essais de le comprendre depuis sa naissance et je n’y suis jamais arrivé », confesse Francis, son frère aîné. Père despote, mari infidèle, mauvais coucheur, sa vraie –et sa seule- famille était celle du cinéma.
Indissociable du tempérament contradictoire de Ford, sa filmographie, qui ne fut qu’un enchaînement de sursauts artistiques. Gigantesque (elle s’étend de 1917 à 1970), généreuse (226 films dont 113 longs métrages), l’œuvre de Ford peut être divisée, schématiquement, en cinq périodes. La première court de 1917 à 1921. Pour le compte de L’Universal, il réalise des westerns muets comme Straight shooting ou Bucking Broadway. De 1922 à 1931, il passe au « parlant », en même temps qu’à la Fox, et sort doucement du western. Dans Des hommes sans femmes en 1930 par exemple, l’action se passe dans un sous-marin S-13 dans le port de Shanghai. A partir de 1931 et jusqu'à la guerre, Ford tourne pour la quasi totalité des grandes compagnies hollywoodiennes, de l'Universal à la Metro-Glodwyn-Mayer, en passant par la RKO, la 20th Century Fox et la Columbia. Il dirige alors les comédiens les plus connus, Wallace Berry (Une femme survint, 1932), McLaglen (Le Mouchard, 1935), Katherine Hepburn (Marie Stuart, 1936), Henry Fonda (Vers sa destinée, 1939), et Wayne bien sûr. Le « cinéaste à tout faire » de la Fox devient un réalisateur exigeant, intraitable, et très bon négociateur. Avec l’inoubliable Chevauchée fantastique (1939), Ford renoue avec le western à un moment où le genre n'est plus du tout en vogue. Une centaine de westerns avait bien été distribuée en 1938, mais il s’agissait, pour la plupart, de films de série B. Ford se débat d’abord pour convaincre David O. Selznick de le tenter le pari. Mais le riche producteur n'a aucune confiance en John Wayne, qui n'a tourné que dans des westerns mineurs depuis le début des années 1930. Echec. Ford s'adresse alors à Walter Wanger et United Artists. Pari remporté. Pour la première fois, il tourne dans les paysages hors du temps de Monument Valley: «J'ai été partout dans le monde mais je considère cet endroit comme le plus beau, le plus complet et le plus calme de la planète». Pour ce film qui fit l'unanimité des critiques, ce qui est encore inédit pour un western, Ford reçoit le New York Film Critic Award mais échoue aux Oscars face à Autant en emporte le vent.
Pendant la seconde guerre mondiale, il fonde la Naval Field Photographic Unit Ford, mettant ainsi les talents d’Hollywood au service de l’armée. A Midway en juin 1942 (La Bataille de Midway, Oscar du meilleur documentaire en 1942), à Bône et à Alger quelque mois plus tard, au Brésil, aux Indes (Victory in Burma, 1943) et en Chine en 1943, en Normandie en 1944, puis à Ramagen avec l'armée de Patton en 1945, il est de toutes les opérations militaires américaines. De 1945 à 1966, c’est la dernière partie de son œuvre, et son sommet. Le retour aux déserts du Grand Ouest américain dans son cycle de cavalerie (Le massacre de fort Apache en 1948, La Charge héroïque en 1949, Rio Grande en 1950) est aussi l’occasion de poser un autre regard sur la conquête et les guerres indiennes. Le manichéisme des westerns d'antan laisse place à La prisonnière du désert (1956) une réflexion plus profonde sur la violence, le racisme et la folie des guerres. Au plus fort de son engagement, Ford réalise L’homme qui tua Liberty Valence en 1962, un film éminemment politique qui impose le « melting pot » qu’il manque à l’Amérique de Kennedy. On se souvient par exemple de cette scène d’éducation civique regroupant des restaurateurs suédois, des enfants mexicains et un métayer Noir autour de la Constitution américaine, sorte d’ « Entertainment » cinématographique.
Pour Ford, endosser des rôles est une seconde nature chez les peuples opprimés : « Les Irlandais et les gens de couleurs sont les acteurs les plus naturels du monde », confie-t-il en 1964, sur le tournage de Cheyennes, un hommage aux derniers indiens d’Amérique. De fait, l’étiquette « réac » lui colla à la peau, alors qu’en réalité, sa pensée était bien plus complexe. Catholique chevronné, très engagé dans la révolte irlandaise contre les Anglais en 1921, passé du Parti démocrate au Parti Républicain, il soutiendra puis combattra la Guerre au Viet Nam, et finira par suivre Richard Nixon…Une fois encore, personne ne perça jamais le mystère de son engagement politique, pas plus que celui de sa création, ou de son caractère. Après avoir été le chantre de la nation américaine, défendant ses intérêts à grands coups de pellicule –notamment pendant toute la seconde guerre mondiale-, le soir sembla tomber sur les espoirs patriotiques de Ford. Plus il vieillissait, plus son regard sur l’Amérique approchait de l’apocalypse. Et c’est probablement parce qu’il se sentait en marge de son propre pays qu’il ne travailla, dans les dernières années de sa vie, que sur les minorités: juste avant Cheyennes, La taverne des Irlandais (1963) racontait avec ironie le règne si bienveillant de l’homme blanc sur les indigènes, celui-là qui se « vautre dans un infantilisme régressif où la boisson, la bagarre et les filles remplacent tout sens des responsabilités ». Dans Frontière Chinoise enfin, il raconte une Chine dévastée par la guerre. Sorti en 1966, comment ne pas lire une critique ouverte de la Guerre du Viêt Nam, qui alors faisait rage ? Particulièrement ambigu, le rapport de Ford l’Histoire américaine ajoute une note de plus à la partition, profondément trouble, de l’œuvre du cinéaste américain.
Après 79 ans d’une vie entre ombre et lumière et près de 50 ans de carrière, John Ford s’éteint le 31 août 1973 en fin d’après midi, son chapelet à la main. Pendant que le prêtre administrait les derniers sacrements, dans un semi-délire, le « Vieux » aurait ouvert les yeux et dit « Coupez ! »... Pénétrer l’intimité jalousement gardée de John Ford relevait du défi, quasiment de l’exploit. Au travers des quelques 1090 pages qui constituent cette montagne biographique, McBride réussi ce défi en caressant, et de très près, la sensible « vérité » du grand réalisateur américain.

Encadré: John Ford en quelques dates :
1er février 1894 : Naissance à cape Elisabeth, près de Portland dans le Maine.
1914 : Arrivée à Hollywood dans les Studios Universal, en tant qu’assistant de son frère Francis, alors réalisateur et acteur de séries.
1917: Première long métrage, Bucking Broadway.
1939: La Chevauchée Fantastique, avec John Wayne, suivi des Raisins de la colère en 1940, avec Henry fonda.
1948 : Le massacre de Fort Appache, premier volet du cycle de cavalerie.
1962 : L’Homme qui tua Liberty Valence
31 août 1973 : John Ford meurt à Palm Desert, en Californie.
Marine de Tilly

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