mardi 10 mars 2009

Enquête Autofiction pour Philosophie Magazine, 09/2008


Tous auteurs d'auto-fiction?

En 1992, l’artiste américain Spencer Tunick photographiait un groupe de femmes et d’hommes nus, allongés sur les trottoirs de New York. Il voulait, dit-il, « mettre en image l’intimité de l’espace public ». Vendue à des millions d’exemplaire, cette œuvre était la première pièce d’une longue série de clichés, pris dans les plus grandes capitales du monde (Vienne, Melbourne, Sao Polo…). « L’espace privé est transféré dans l’espace public, et l’espace public absorbe l’espace privé », pouvait-on lire dans la légende. En 1999, Christine Angot repousse les limites du dicible, du lisible dans L’inceste ; une confession brutale sur l’un des derniers interdits de notre civilisation. Pendant l’été 2007, sur le programme « La vraie vie d’Eve Angeli » diffusé tous les samedis sur M6, on pouvait visionner en direct la nuit de noce de la chanteuse. En commentaire, on pouvait lire: « Mes parents n’ont pas pu assister au mariage, ils assisteront à la nuit de noce ». Au même moment à la Maison européenne de la photographie L’Exposition Trash donnait à voir le contenu des poubelles des stars, de Jack Nicholson à Mazarine Pingeot…
Exemples manifestes du recul de la frontière entre les domaines public et privé, tous ces phénomènes constituent, dans le même temps, des échantillons de la frénésie autofictionnelle actuelle. « D’une façon générale, la frontière qui sépare fiction et non fiction a tendance à devenir floue, et pas seulement sous la pressions des jeux électroniques ou des simulations identitaires sur le Web. Les histoires que racontent les grandes séries américaines : Without a Trace ( FBI porté disparu), CSI ( Les Experts) ou Law and Order ( New York unité spéciale) sont plus « vraies » que nature. En Amérique du Nord, au milieu de chaque épisode de Without a Trace, la série s’interrompt et un avis de recherche d’une personne ayant réellement disparu s’affiche durant quelques minutes. Tout ça pour affirmer que l’autofiction qui a tendance à se généraliser ferait mieux de dire à l’avance qu’elle brouille les pistes, les pactes, et que si le « vrai moi » est celui de la littérature comme le disait Proust, il faut s’en accommoder. », constate, d’emblée, Régine Robin Maire, professeure en Sociologie à l’Université du Québec à Montréal.
Etre à la source du sens, être à la fois le créateur et la création, s’auto engendrer par le texte et maintenant l’image, choisir sa propre vie, a toujours été un désir récurrent chez les écrivains. « Si j’ai inventé le mot et sa définition – autofiction : « Fiction d'événements et de faits strictement réels »-, je n’ai pas inventé la chose » reconnaît Serge Doubrovsky. En effet, Montaigne en son temps écrivait déjà « Je suis la matière de mon livre », et Rousseau était bel et bien le héros de ses Confessions : « L’aveu, l’analyse de soi a toujours été le fait de la littérature et de la pensée intellectuelle française. Le récit héroïque a depuis longtemps été remplacé par le récit plus personnel.», observe la journaliste québécquoise Madeleine Ouellette-Michalska. Si jusqu’ici, elle y trouvait son terrain d’élection, l’autofiction n’est désormais plus le seul fait de la littérature. Artistes, politiques, écrivains, bloggeurs, vedettes ou simples quidam, aujourd’hui, chacun rêve de devenir son propre être fictif. Pour Philippe Gasparini, qui publie le mois prochain Autofiction, une aventure du langage aux Editions du Seuil, « mai soixante huit » constitue le moment de charnière : « Aussitôt libéré des tabous qui le régissaient, l’espace de l’intime a en effet été massivement investi par les médias, tout particulièrement par la télévision. Ces divertissements alimentent par conséquent l’économie du vedettariat (star-system) fondée sur l’identification fictionnelle.». Depuis, le phénomène est partout, « il contamine tout le monde, il saute aux yeux et à la gorge. Dans les milieux de la photo, de la BD, du cinéma, du rap, il ne s’agit plus que de raconter sa vie. », insiste Vincent Colonna, auteur de L’autofiction et autre mythomanies littéraires.
Télé réalités, blogs, sites dits « de réseau social » où chacun expose sa vie, ses opinions politiques, ses photos personnelles (facebook, small world)… A l’ère de l’indistinction des sociétés postmoderne et du nivellement de l’identité, à l’ère de l’explosion des systèmes de communication et du renversement des pôles (public, privé ou intime ? audace ou cybersexe ? érotisme ou pornographie ?), tout semble être fait pour que les individus contrôlent, façonnent leur impudeur. Une fois empruntée à la littérature -sans jamais lui échapper pour autant-, l’autofiction serait-elle devenue, paradoxalement, et parce qu’elle permet à son auteur de rester l’artiste de son dévoilement, « une » si ce n’est « la » meilleure façon d’établir des marques distinctives du moi dans un monde composite ? Pour Philippe Gasparini, c’est précisément le cas : Ce qu’il préfère nommer « l’autonarration » serait une réponse au brouillage des sphères privée/publique : « L’individu postmoderne est effectivement nié, épié, contrôlé, marchandisé, instrumentalisé, uniformisé, par la publicité, la télé-surveillance, le fichage, les « ressources humaines », et, de manière générale, par la mondialisation. C’est pourquoi l’autonarration doit aussi, et peut-être surtout, s’analyser comme une forme de résistance à ces processus de réification ». L’autofiction comme réplique individuelle au brouillage des sphères ? Madeleine Ouellette Michalska n’y croit pas, préférant évoquer un « mouvement social », « l’aboutissement d’une pensée générale », le « miroir d’une société qui voit s’effondrer les appartenances et les identités ». Plus question donc d’user de l’autofiction pour se protéger, ou même maîtriser son image, c’est la société elle-même qui pousserai les individus à tout révéler : « On observe une érosion de l’idéal collectif, un recul de l’Histoire, de la mémoire, et par conséquent, le relais est maintenant assuré par une multitude de mémoires individuelles. » Un point de vue partagé par Serge Doubrovsky, qui estime que « le récit de soi est la forme que prend une société déconstruite où chacun doit inventer son récit de vie, ses rapports aux mouvements sociaux, aux réformes ». Attisée par l’explosion de la psychologie dans la vie quotidienne de chacun – « Depuis que j’ai découvert l’inconscient, je me trouve très intéressant », écrivait Freud dans sa correspondance avec Fliss -, la nécessité de dire et de montrer, parfois jusqu’à l’extrême, « a pris le pas sur toute forme d’élégance, de discrétion ou de pudeur ». Proposer une fiction de soi-même, dans ses formes les plus diverses, serait ainsi une « exigence de l’époque », la conséquence individuelle du passage de toute une société du culte du secret à celui de la divulgation. En « Sécularisant le rituel de confession », en « laïcisant l’aveu », la société postmoderne a fait de la télévision, d’internet et de l’image en général un « confessionnal public » quasi incontournable.
Plus mesuré, Vincent Colonna considère que les auteurs d’autofiction ne font que répondre à une demande. Une demande extérieure, d’accord : « A l’heure où la seule valeur, c’est l’individu, le soi unique et singulier, le public ne consomme plus que ça » ; mais aussi une demande intérieure, partant du principe Spinoziste qui veut que chacun se préserve dans son être, se travaille soi-même comme une œuvre. Le choix de se dévoiler à des fins stratégiques ne serait valable, à la limite, que pour les personnes très médiatisées. « Ceux là en effet ont tout intérêt à jouer ce jeu du dévoilement. Je pense à Sarkozy, lors de son voyage en Egypte entre autres ». Mais pour les autres, de Doubrovsky à Angot, en passant par le simple internaute qui tient tous les jours son blog, le choix de donner des éclats de leur vie ne vient que d’eux, et n’est pas motivé par un désir de défense, ou de réaction. « Prendre soi comme objet est pour eux un besoin personnel, ontologique, esthétique ou tout bêtement narcissique, de s’exprimer et d’exister ». Et Doubrovsky d’ajouter, « Il n’y a pas de moi solitaire. Comme le disait Camus, il ne s’agit pas de littérature « solitaire », mais de littérature « solidaire ». On écrit pour soi, et pour autrui ». « Quant à croire que l’on peut manipuler ou maîtriser sa propre image, conclut Robin-Maire, c’est un autre leurre dont l’auteur d’autofiction a sans doute besoin, mais sans illusion »
Promettre la vérité tout en s’abandonnant à l’invention, que ce soit pour se protéger des excès de la société postmoderne, pour lui répondre ou encore pour lui résister, pose, enfin, la question de l’authenticité. Pour Gasparini, « Cette soit-disant « télé-réalité » exige évidemment une mise en scène et un scénario qui transforment ipso facto la sincérité en fausses confidences, la vérité en grossiers simulacres, l’individu en marionnette. Ses divertissements alimentent par conséquent l’économie du vedettariat (star-system) fondée sur l’identification fictionnelle ». De la même façon, quand Doubrovsky estime que « l’autofiction n’a jamais été ennemie de la vérité, que c’est une façon d’attendre la vérité, à travers l’imaginaire », Colonna confirme, sans détour, que « l’auto fiction n’a juste rien à voir avec l’authenticité ». Si l’on se retourne un instant en arrière, dans l’Histoire de l’écriture de soi, on observe deux grandes traditions : Celle portée par Goethe dans Poésie et vérité, qui propose une auto fiction de mise en scène, construisant son propre monument, s’inventant une existence extra ordinaire. Et la deuxième, dont Saint Augustin et Rousseau sont les porte voix, où l’on tentait d’être le plus sincère possible (ce qui s’avère un exercice très difficile pour Rousseau, résolument incapable de parler de ses enfants). « A l’époque, « dire vrai » était le critère absolu. Mais c’est totalement dépassé. Maintenant, ce qui l’emporte, c’est la valeur linguistique, littéraire de l’œuvre », indique Ouellette-Michalska. A l’heure où la littérature n’est plus le seul terrain d’expression autofictionnel, « on n’est plus du tout dans cette problématique, ajoute Colnna. On est simplement dans une recherche d’esthétique, dont le but est de produire le plus d’effet possible sur le public ». En effet, une fois qu’elle n’est plus une valeur morale, dès lors qu’elle est portée par une écriture, une main, ou un œil convaincant, l’authenticité ne devient-elle pas qu’une question esthétique ? « Pourquoi cet acharnement à distinguer le vrai du faux ? Suis-je plus « vraie » dans la « vraie » vie ? S’interroge Robin-Maire. De toute façon, j’ai toujours été ailleurs, à contretemps de moi-même. ».

Encadré : Clement Rosset : L’identité privée n’existe pas.
« L’identité personnelle, privée est une rêverie, un fantasme, un fantôme, une hantise. » Quand Clément Rosset a publie Loin de moi , un essai qui développe cette idée, beaucoup l’ont jugée fantaisiste, « comme si je l’avais sortie de mon chapeau un soir après avoir bu trop de champagne ». Mais bien avant lui, Montaigne, Pascal, David Hume étaient déjà parvenus à ce constat que l’identité n’avait rien de privé. « Bien sûr, l’identité sociale comprend un domaine privé, mais celui là reste régit par des lois, encore une fois sociales. Le premier exemple qui me vient à l’esprit est le suivant : vous pouvez montrer vos avantages à qui vous voulez dans votre chambre. En revanche, si vous faites ce même geste dehors, dans la rue, vous commettez un outrage public, et là, vous avez des emmerdements. Dans l’un comme dans l’autre cas, c’est la même identité qui est visée. Vous n’avez pas changé d’identité juste parce que vous êtes allé dans la rue. » Pour Clément Rosset donc, la personne sociale peut agir privativement, ou socialement bien sûr, mais cette personne demeure la même. Ainsi, à la question « Peut-on modeler son identité sociale ? à travers l’autofiction», Rosset répond que oui : « On peut se modeler selon son humeur. On peut décider d’aller faire le clown à la télévision ou, comme Deleuze, de ne jamais s’y montrer. Mais ces décisions relèvent du goût de chacun et cela ne suffit pas à constituer une identité. Autrement dit, on se modèle sans cesse, on modèle sa façon de penser ou d’agir, mais on ne modèle en rien une identité personnelle. » Se montrer dans un livre –ce qui reste un acte social, le livre étant « publié », rendu public-, ou à la télévision dans un realtity show par exemple, n’apporte aucun élément nouveau à l’identité réelle, donc sociale, de celui qui le fait.

Bibliographie :
Autofiction, une aventure du langage, de Philippe Gasparini, Le Seuil, à paraître le 7 mai 2008.
Autofiction et dévoilement de soi, de Madeleine Ouellette-Michalska, XYZ, Montréal, 2007
L’autofiction et autre mythomanies littéraires, de Vincent Colonna, Tristram, 2004.
Fils, Serge Doubrovsky, Folio Gallimard, 2001.
Loin de moi : étude sur l’identité, de Clement Rosset, Minuit, 1999.
Le Golem de l’écriture, de l’autofiction au cybersoi, de Régine Robin-Maire, XYZ, Montréal, 1997.
Marine de Tilly.

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