vendredi 27 février 2009

D. Amblard, pour Transfuge, 03/2008


Henry Ford était-il fasciste?

Le « fascisme » américain et le fordisme, de Damien Amblard, Berg International Editeurs, 202 p., 22€.

« Fascisme américain »? Dans l’esprit du plus grand nombre, un bel oxymore. L’Amérique, terre d’accueil et de tolérance, pays le plus métissé du monde, baigné de républicanisme et de démocratisme, ne peut pas –ou n’a pas pu- être fasciste. On a bien envisagé une courte période « trouble» dans l’entre deux guerre, mais à l’unanimité, il n’aurait été question que d’un phénomène d’importation sporadique et voué à l’échec. Au pire, les historiens arrivaient à la conclusion qu’il avait en effet existé une « extrême droite fascisante » dans les années vingt et trente, mais pas un « fascisme » proprement dit. Pourtant, à travers le destin hors du commun d’Henry Ford, c’est bien l’existence d’un « courant fascistoïde » américain que Damien Amblard met en lumière.
Incarnation même du rêve américain, du dynamisme et du « self made man », Ford était pour ses compatriotes un véritable héros. Parti de rien, ce fermier du Michigan devenu le plus puissant industriel du monde en fondant la Ford Motor Compagny à la sueur de son front, était un modèle, un exemple de réussite pour tous. Outre révolutionner l’organisation de l’entreprise par le travail à la chaîne ; il avait contribué à l’émergence d’une société de consommation de masse, en démocratisant l’accès à l’automobile. Et même s’ils ne pouvaient pas forcément s’offrir la fameuse Ford T noir très en vogue à l’époque ; avec leurs « five dollars a day », les ouvriers ont vu leur niveau de vie s’améliorer considérablement. Henry Ford populaire, Henry Ford novateur quoi qu’autoritaire, voilà l’image que l’on connaît du grand manitou de l’automobile.
Mais côté face, il y avait aussi un Henry Ford nationaliste, antimarxiste et notoirement antisémite. Moins rebattue aux oreilles grand public, c’est de cette sombre facette née des préjugés populaires de l’époque que Damien Amblard analyse. Non pas pour minimiser le rôle indéniablement positif de Ford dans l’économie américaine, mais pour mieux comprendre le halo fascisant qui l’entourait. Obsédé par le complot « judéo-soviétique », il développa sa haine du peuple juif à travers deux principaux vecteurs de diffusion. Le juif international d’abord, version américaine des Protocoles des Sages de Sion ; et le Dearborn Independent, « petit hebdomadaire moribond » qui, en 1925, tirait tout de même à 700 000 exemplaires. La « Une » du numéro du 22 mai 1920 qui titrait « Le Juif International : le problème du monde », fut même citée dans Mein Kampf. D’autres gros titres significatifs comme « Le contrôle Juif du théâtre américain » ; « Le contrôle Juif de la presse américaine » ou encore « Le jazz juif – musique de crétin – devient notre musique nationale », viennent radicaliser le mouvement. Dans un article du Chicago tribune du 8 mars 1923, Hitler lui-même écrit ceci : « Nous considérons Heinrich Ford comme le chef du mouvement fasciste qui s’accroît en Amérique. Ses articles anti-juifs sont en train de circuler par millions à travers toute l’Allemagne ». Le 26 juin 1940, on voit même Ford siroter du champagne à un dîner de gala au Waldorf Astoria de New York, destiné à célébrer la victoire allemande sur une France qui avait eut l’audace de lui déclarer la guerre. Quant à ses liens avec le Fuhrer, ils furent aussi étroits que discrets. Juste une petite médaille décernée en 1938 à l’industriel par le gouvernement allemand (Grand Croix de l’Ordre de l’aigle allemand, soit « la plus haute décoration que l’Allemagne puisse accorder à un étranger »), et un petit portrait d’Henry dans le bureau d’Adolf… Et Amblard de rappeler que « « le système Ford » était un modèle pour le Führer » qui « s’attacha à le vanter, à le généraliser, jusque dans la mise en œuvre du processus génocidaire ». A cette intolérance reposant sur des présupposés raciaux, Ford ajoutait une volonté farouche de contrôler totalement la classe ouvrière en valorisant un corporatisme moderne, aux dépends d’un syndicalisme auquel il était viscéralement hostile - sans parler de sa misogynie professionnelle, mais dont il ne détenait certes pas le monopole.
A la fois révolutionnaire dans sa vision rationnelle du travail -ce dont l’Amérique avait alors besoin- et réactionnaire dans ses idées politiques et sociales, à la fois moderne et ruraliste, Ford tenta d’exploiter les pires pulsions du peuple au nom de sa soif d’argent et de pouvoir. De la direction autocratique d’un empire industriel au rêve de domination politique, il n’y a qu’un pas. Champion de l’Amérique profonde, chrétien, conservateur, paternaliste –Américain en somme-, le « Duce de Détroit » était prêt à recevoir l’investiture de tout un peuple. Notons par parenthèse que l’idée de « complot juif » n’avait pas été clairement désavouée par l’opinion internationale, ce qui fit le miel de l’industriel. La grande dépression de 1929 aurait pu être un terreau favorable à la montée d’une idéologie de rupture, mais les convictions démocratiques du président Hoover eurent raison des pratiques sociales autoritaires étouffant toute contestation possible du grand patron. Pendant le New deal, c’est cette fois Roosevelt qui faucha la vedette à Henry Ford. Avec l’entrée en guerre des Etats Unis contre les puissances de l’Axe en 41, tout espoir d’avancée de la campagne Fordienne est définitivement étouffé.
Alors, fasciste, l’Amérique de l’entre deux guerre ? Y répondre par la positive serait un grave mensonge historique. Quand à son symbole, son personnage emblématique pendant près de trente ans, l’était-il véritablement ? Conscient de la diversité des définitions du fascisme, Damien Amblard nuance l’accusation. Populiste, chauvin, anticommuniste, ennemi de l’intellectualisme, antisémite, Henry Ford non seulement le fut, mais il s’en fit gloire. Mais son pacifisme intransigeant tranche indéniablement avec le culte de la guerre propre aux logiques fascistes.
Marine de Tilly.

T. Wolton, pour Transfuge, 01/2008


La Russie malade de ses espions?

Le KGB au pouvoir, Le système Poutine, de Thierry Wolton, Buchet-Chastel, 300 p.,18,90€

KGB. Trois lettres qui devraient appartenir au passé, à nos livres d’Histoire. Aujourd’hui, plus d’URSS, mais une République démocratique de Russie. Fini, le temps du communisme, voici venu celui du libéralisme sauvage, du « national capitalisme ». Seule tâche dans le joli tableau de réussite du plus grand pays du monde : le KGB. Organe de sécurité redoutable et redouté du Régime Soviétique, il aurait du disparaître avec lui. Non seulement ça n’est pas le cas, mais ce sont aujourd’hui ses héritiers qui tiennent les commandes de Moscou, Vladimir Poutine en première ligne.
Tout commence dans les années 70. Le KGB a vingt ans. Déjà bien plus qu’un simple supplétif du pouvoir politique, il constitue l’ossature sur lequel repose tout le système soviétique. L’URSS est alors un pays en ruine, son avenir est incertain. Conscients de cette faillite imminente, la Loubianka (siège du KGB à Moscou) comprend que la seule façon d’emménager au Kremelin, c’est de lancer des réformes. « Réformer » ? D’accord. Mais « démocratiser », pas encore. Grand manitou du KGB, Andropov entreprend donc de remettre le pays sur le droit chemin, de rétablir l’ordre et la discipline communiste, de promouvoir le travail honnête, de contrôler l’alcoolisme –le plus grand fléau national-, d’évincer la vieille garde brejnévienne corrompue, bref, de faire renaître chez les russes une foi nouvelle.
En 1985, Gorbatchev poursuit le travail de son ami Andropov. La glasnost puis la perestroïka prônent transparence et reconstruction. Même à l’Ouest -où l’on voit la perestroïka comme une « démocratisation » de l’URSS, alors qu’elle ne fut qu’une ultime version du communisme-, on applaudit ce « vent de liberté » soufflé par le KGB et le Parti. Messianiques, estimant que le bonheur du peuple doit être fait malgré lui, les patrons négligent cependant le facteur humain, pourtant essentiel. Dans les pays satellites, la mécanique s’enraye dès 1989 : En Pologne, les élections sanctionnent le net recul du POUP, le PC local. Même scenario à Budapest où la vox populi refuse les réformateurs communistes. Le coup fatal porté à l’URSS du KGB sera porté par les nationalistes Tchécoslovaques, puis par les Allemands de l’est qui feront tomber le mur de Berlin. Pris à la gorge, Gorbatchev signe le 11 octobre 1991 un décret abolissant purement et simplement le KGB, totem de l’empire rouge. Le 25 décembre, il démissionne devant les télévisions du monde entier. Presque 69 ans, jour pour jour, après sa création le 30 décembre 1922, l’URSS cesse d’exister, et le pavillon russe remplace le drapeau frappé de la faucille et du marteau sur le dôme du Kremelin de Boris Eltsine.
Mais il faudra plus qu’un simple changement de terminologie –le KGB abolit, il est remplacé par le FSB, Service fédéral de Sécurité- pour venir à bout de cet Etat dans l’Etat. Eloigné du pouvoir, le FSB n’en active pas moins les puissants leviers financiers (transferts de fonds, comptes secrets, détournements de capitaux, pétrole, diamants) qu’il avait consolidés avant sa chute, et des centaines de nouvelles banques poussent comme des champignons après la pluie. Financés par les anciens du KGB ou par le trésor de guerre du PC, ce sont eux qui tirent les ficelles de la nouvelle économie privatisée, débridée, capitalisée. Dans ses mémoires, Eltsine lui-même fait état de la gangrène : « La menace n’allait ni venir des communistes, ni d’une guerre civile, ni des séparatistes locaux, ni de nos propres Napoléon à épaulettes de généraux. Non, le pire danger allait venir des gens qui détenaient le grand capital ». Pendant son deuxième mandat, « la Russie ressemblait à un supertanker à la dérive, bourré de richesses, ballotté par les éléments, en proie aux convoitises de son équipage et sans capitaine pour redresser le cap », écrit Wolton. Plus de communisme en effet, mais toujours pas de démocratie, et un président très cardiaque, déprimé et aimant beaucoup la vodka. Une aubaine pour les fantômes du KGB, devenus oligarques introduits un peu partout au gouvernement. Alors directeur de la FSB, Vladimir Poutine semble disposé à offrir l’immunité à Eltsine et son clan, en échange de son soutien aux élections. Marché conclu. Après dix ans de parenthèse Eltsine, la Russie renoue avec le KGB.
La gestion radicale du conflit Tchétchène, suivie de la prise d’otage au théâtre de Moscou en octobre 2002 –qui aurait été orchestrée par le FSB, et sur laquelle la journaliste Anna Politovskaïa enquêta avant de mourir en 2002- annoncent la couleur de l’autocratie Poutine. Les tchékistes ne sont pas revenus aux affaires pour un simple intérim. C’est un retour à l’âge soviétique, le communisme en moins. En quelques mois, Poutine renouvelle le personnel du FSB pour y placer « ses » hommes, concentre les pouvoirs, musèle la presse (la plupart des médias appartiennent à des « amis » proches du Kremlin), contourne les élections libres (aucun parti d’opposition ne dépasse le seuil des 7% aux scrutins), corrompt la justice. Wolton rapporte que depuis le début du règne Poutine, « les pots-de-vin versés aux fonctionnaires de justice atteignent chaque année 100 millions de dollars ».
Avec sa croissance soutenue de 6,7% en moyenne depuis 2001, sa forte réserve de devises (130 milliards de dollars), son niveau de vie multiplié par trois, l’acquisition d’aciéries en Afrique du Sud, de stations Mobil aux Etats-Unis, et de 5% du capital du géant EADS ; faut-il avoir peur de la Russie de Poutine ? « Avec leur idéologie nationale-patriotique d’un autre âge, qui ne saurait mobiliser hors de leurs frontières, les maîtres actuels du Kremlin ne disposent pas d’une pareille force. Cette Russie-là n’a pas d’avenir », conclut Wolton. Admettons. Mais quid du KGB ? Tant que la Russie sera soluble dans l’oligarchie, il aura de beaux jours devant lui.
Marine de Tilly

H. Bauchau, pour Transfuge, 01/2008


Le vieil homme et la plume

Le boulevard périphérique, d’Henry Bauchau, Actes Sud, 255 pages, 19,50 €

Il a ce regard des âmes fortes. Trouble et éclairant. Ce regard mouillé de 94 ans qui vous raconte les histoires que sa trop lente élocution ne peut plus mettre en mots ; un regard qui enseigne sans parole. Dans ses yeux couleur coquard, l’espérance semble se jouer du temps qui passe. Trop fidèle à la vie, à l’écriture, Henry Bauchau vit comme s’il était éternel. « La perception de la fin est très obscure, même comme quand on est très âgé comme moi. Malgré tout, on est dans la vie ». A l’heure où bien des vies s’éteignent, la sienne garde le cap. Il est un « survivant », comme il s’amuse à le répéter. Survivant de sa propre existence, de ses errances, de ses obscurités, de ses rencontres avec la mort. Dans Le boulevard périphérique, à paraître en janvier, Bauchau confronte son narrateur à la mort, encore. Alors qu’il accompagne Paule, sa belle-fille dans son combat contre le cancer, il se souvient de son meilleur ami, Stéphane, capturé et tué par un SS trente-cinq ans plus tôt dans des circonstances jamais élucidées. Bousculé par le destin de Paule, traqué par le fantôme de Stéphane autant que par celui de son bourreau, un génie du mal, le narrateur tente d’apprivoiser la mort qu’il porte en lui. Un roman intense, intemporel, à l’image de la vie de son auteur.
Né avec la guerre en 1913, Henry Bauchau fait très tôt connaissance avec la souffrance. L’avancée brutale des troupes allemandes, l’éclatement de sa famille, l’embrasement de la maison de sa mère –qu’il évoquera avec amertume dans L’incendie Sainpierre - sont les premiers chapitres d’une enfance sans joie. Après l’enfance, qui déjà, plonge le jeune garçon dans un malaise intérieur profond, vient l’âge adulte, marqué par de vaines conquêtes, de cruelles défaites. Soldat, journaliste, avocat au barreau de Bruxelles, éditeur en 1946, fondateur et directeur d'une école de jeunes filles de 1951 à 1975, Henry Bauchau s’est cherché partout, sans se trouver nulle part. C’est sa première psychanalyse, auprès de Blanche Reverchon, -épouse du poète Pierre Jean Jouve et traductrice de Freud en France- qui libérera ses premiers textes. Découvrir l’écriture, en même temps que les abysses du subconscient, fut pour Bauchau une révélation, une révolution. « J’écris pour me parcourir », disait Henri Michaux. De 1946 à 1951, pendant toute la durée de son analyse, Bauchau lui aussi se sillonne, se visite, parcourt la peau du monde. De son voyage intérieur, il rentrera plus fort, prêt à écouter à son tour. Devenu psychanalyste, Bauchau l’accoucheur d’âme explore alors les ténèbres des autres, dans sa vie comme en littérature. Il revisitera, entre autre, les mythes d’Antigone, Oedipe, Orphée, et Diotime dans son « cycle mythologique » (Œdipe sur la route, Diotime et les lions, Antigone, tous trois chez Acte Sud), et retracera le chemin douloureux d’un adolescent psychotique vers l’énergie créatrice dans L’enfant bleu.
Que ce soit dans ses romans, ses poèmes ou ses pièces de théâtre, il est un personnage qui traverse poétiquement toute l’œuvre de Bauchau : l’espoir. Quand d’autres choisissent la noirceur, l’absurde ou l’humour pour se guérir des griffes de la vie, Bauchau préfère l’espoir. « Lorsqu’on est médecin, comme lorsque l’on est enseignant, comment pouvez-vous vous passer de l’espoir ? C’est impossible. Moi qui ai longtemps été psychanalyste, je sais que c’est une profession que l’on ne peut pas exercer sans espoir. » Arche immobile et tiède, l’espérance est, une fois encore, au cœur de son Boulevard périphérique. « Nous tendons tous vers quelque chose, mais nous nous heurtons aux difficultés perpétuelles de la vie. Sur le boulevard périphérique, nous sommes arrêtés fréquemment par les autres, obligés de nous maintenir à une certaine vitesse, ce qui nous empêche même de regarder ce qu’il se passe au dehors. C’est une image de la vie telle qu’elle est, avec ses soubresauts, ses moments où l’on peut accélérer, et ceux aussi où on sort de l’embouteillage. Si on cherche à forcer, on se met en colère, on klaxonne. Mais si on accepte l’événement, en « espérant » qu’il évolue, on conduit sereinement. Je crois que l’acceptation des choses comme elles sont les remet dans la voie droite, dans la file qui roule. Paule, et mon narrateur, c’est exactement ça. ». Quelle que soit la question posée, de toute façon, il trouve le moyen d’y répondre par l’espoir.
Assis dans son fauteuil, avec cette façon de se pencher toujours plus près pour être sûr de bien entendre, et d’être bien entendu, Bauchau lutte contre le temps avec l’humilité du sage. Quant à son œuvre, elle fut elle aussi, patiente, et son succès tardif. Celui qui découvrit la littérature avec Un cœur simple de Flaubert à 13 ans, entra en écriture à 45, acheva son Antigone à 84, L’Enfant bleu à 90, et son journal l’année dernière. Henry Bauchau a traversé le XX ème siècle et l’a même dépassé. A travers plus de trente ouvrages de poésie, de réflexion et de fiction, il a exploré les cavernes de sa « condition de mortel » jusqu’à les embrasser complètement. Comme ses personnages, il est un inconnu célèbre, un héros trop discret qui a su composer entre « les lumières intermittentes de Dieu », et les ténèbres de l’inconscient.
Marine de Tilly.

M. Prazan pour Transfuge, 01/2008


La trouble Vérité du massacre de Nankin

Le massacte de Nankin 1937, entre mémoire, oubli et négation, de Michael Prazan, Denoël, 300 p., 20 €.

L’Histoire est un vrai casse-tête. Surtout quand il s’agit de ses pages les plus sombres. Entre la Chine et le Japon, il est un chapitre qui reste ouvert comme une mauvaise plaie, un chapitre inoubliable, impardonnable. Ce chapitre, c’est celui du massacre –de la « bataille», diraient les japonais- de Nankin, capitale du régime nationaliste chinois. Tout commence en 1931, quand le Japon décide de mettre à profit la guerre civile en Chine (communistes contre nationalistes) pour occuper la province de Mandchourie. Trop occupés à s’entretuer, les Chinois se laissent doucement envahir, jusqu’à au jour où un incident anodin – un prétexte ?- met le feu aux poudres. Le 7 juillet 1937, non loin de Pékin, un soldat japonais disparaît sans raisons. Convaincus qu’il a été enlevé par les militaires Chinois – en réalité, il n’avait fait que s’attarder dans un bordel- les troupes japonaises profitent de l’occasion pour déclarer la guerre à leurs ennemis. Côté chinois, c’est vite la débâcle. Plus elle gagne en terrain, plus l’armée impériale se déchaine sur les soldats et les populations. La terreur et les massacres deviennent légion, jusqu’à atteindre leur paroxysme à Nankin, au mois de décembre. 50 000 ? 430 000 victimes ? Difficile de le savoir. Entre héroïsation et diabolisation, Chinois et Japonais se disputent, encore aujourd’hui, la vérité d’une tragédie. Dans Le massacre de Nankin 1937, Michaël Prazan confronte les documents d’archives aux témoignages pour tenter d’éclairer, dans le plus grand respect des morts, le souvenir de Nankin, l’un des plus funestes – et des plus méconnus aussi- de l’Histoire du XXème siècle.
Le 13 décembre 1937, après un pilonnage de trois jours, l’armée impériale entre dans Nankin. En quelques heures, la broyeuse nipponne se met en marche, et les troupes du mikado arborent fièrement leurs baïonnettes en hurlant « banzai » avant d’exécuter froidement militaires et civils. Traqués, désarmés, abandonnés par leurs supérieurs, les soldats chinois abandonnent le combat par unités entières. Et pour ceux qui ne se rendent pas spontanément, ca sera la torture publique. Dans la rue, les japonais arrêtent tous les hommes en âge de combattre et suspects d'avoir porté une arme ou un casque. Submergés par la masse de prisonniers, les chefs militaires nippons ordonnent le massacre des détenus, envers et contre toutes les lois de la guerre (Convention de Genève, 1929). A la baïonnette, à la mode depuis peu, au sabre ou encore à la mitrailleuse, les soldats sont exécutés par groupes de douze. Ainsi, cet ordre reçu le 13 décembre par le 1er bataillon du 66è régiment d’infanterie, 114è division : « Vous exécuterez tous les prisonniers conformément aux ordres de votre brigade. En ce qui concerne la méthode d’exécution, pourquoi ne pas constituer des groupes de douze soldats que vous attacherez ensemble et fusillerez les uns après les autres ? » On évalue entre 30.000 et 60.000 le nombre de soldats tués de la sorte dans les premiers jours.
Après les militaires, ce fut le tour des fonctionnaires, suspectés de collusion avec le parti nationaliste de Tchang Kaï-chek, et enfin des civils. Au début du mois de janvier, la terreur devient endémique. Elle frappe tous les habitants de la ville, hommes, femmes et enfant, indistinctement. Les soldats enlèvent les femmes de tous âges et se livrent à des viols collectifs, dans des conditions abominables. C'est aussi à Nankin que les Japonais mettent en place le système des «femmes de réconfort», séquestrant des femmes de toutes conditions dans des bordels de campagne. Même John Rabe, un américain converti au nazisme, ne supporte plus la barbarie. Dans un rapport directement destiné au Führer, il s’effraye des assassinats de masse: « Ils (…) violent les femmes et les filles, tuant toute chose, toute personne leur opposant la moindre résistance, ceux qui tentent de leur échapper ou qui n’ont que la mauvaise fortune de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Il y eu des filles de moins de 8 ans et des femmes de plus de 70 violées de la plus brutale des manières, tombées inconscientes sous les coups. Nous avons vu des cadavres de femmes gisant sur des verres à bière, et d’autres qui avaient été transpercées par des lances de bambou. J’ai vu ces victimes de mes propres yeux ». Berlin et Tokyo avaient en effet signé, le 25 novembre 1936, un pacte antikomintern orienté contre les Soviétiques ; et les deux puissances agissaient depuis main dans la main. Mais le rapport de Rabe, pas plus que les images du massacre qu’il avait filmé, n’eut pour seul effet que d’attirer l’attention de la Gestapo sur ce « mauvais nazi » et ses épanchements humanitaires. Il fut jeté en prison en Allemagne, avec sa femme, en 1938. Encouragés par l’état major japonais, motivés par un esprit de corps fanatique, « victimes » de leur formation quotidienne sordide et violente dans les casernes (les entrainements « à coups de claque »), les soldats nippons cultivent une mystique du « nouveau samouraï », une fascination pour le sabre et la baïonnette, et un mépris absolu pour la reddition ou les considérations « humanitaires ». Pendant tout le siège, jusqu’en février 1938, Nankin est enragée, déshumanisée, violée, traquée jusqu’à la folie.
Aujourd’hui encore, il est difficile de connaître le chiffre exact des morts dans l’enfer chinois. Entre les corps jetés dans le fleuve Yang Tsé, les cadavres brûlés, et ceux qui ont été mis en terre, un recensement « réel » est impossible. A ces difficultés « statistiques », s’ajoute la surenchère idéologique, des deux côtés des baïonnettes. Les révisionnistes nippons tentent de « justifier » l’injustifiable : un « débordement », un déchaînement plus ou moins spontané de la part de soldats japonais rendus à moitié fous par les souffrances, les privations, et l’endoctrinement. Les chinois quant à eux, défendent la thèse d’une politique de génocide : l’objectif des Japonais – de l’état-major au simple soldat – était moins de gagner la guerre que de tuer et de violer le plus de Chinois possible, hommes, femmes, enfants. Prise en otage par la politique, la mémoire du massacre de Nankin est devenue une véritable arme de temps de paix. Soixante dix ans après, la propagande et l’instrumentalisation du drame menace toujours l’équilibre de la région. Et pendant que les idéologues se disputent « la » vérité à grands coups de propagande, fils et petits fils des victimes cherchent toujours le sens de leur existence, bâtie sur les ruines d’une mémoire bafouée.

Encadré 1: Convention de Genève
La Convention de Genève du 27 juillet 1929 sur le traitement des prisonniers de guerre compte 97 articles. Elle pose le principe général selon lequel les captifs doivent être traités, en tout temps, avec humanité. Ils doivent être notamment protégés contre les actes de violence, les insultes et la curiosité publique ; en outre il est interdit d'exercer des représailles contre eux. Dans le cas du massacre de Nankin, et à la lumière de tous les documents et témoignages rassemblés par Michaël Prazan, il ne fait aucun doute que ces règles de guerre n’ont, en aucuns cas, été respectées.

Encadré 2 : Témoignage de Xia Shu-xin, aujourd’hui âgée de 77 ans, qui en avait 7 au moment des faits
« Le matin du 13 décembre 1937, beaucoup de soldats chinois ont fait irruption chez moi. Ils étaient comme des bêtes. (…)Je suis la troisième parmi quatre filles. On s’est toutes cachées dans la chambre, et on est entrées dans le lit, sous les draps. Mes grands parents, qui étaient avec nous dans la chambre, se sont assis au bord du lit pour nous protéger. Les Japonais sont entrés dans la chambre et nous ont trouvées. Ils ont essayé de nous tirer hors du lit. Je n’entendais plus mes grands parents, tous deux étaient déjà morts. (…)Quand j’ai repris connaissance, ma grande sœur était allongée nue sur une table. Celle qui était âgée de treize ans était étendue sur le lit, son corps inerte au dessus du mien. J’avais très mal et je pleurais. J’étais couverte de sang. Ma petite sœur de 4 ans pleurait aussi. (…) Les soldats m’ont percé trois fois le corps avec leurs baïonnettes. Après j’ai perdu connaissance. (…)J’étais jeune et je ne comprenais pas ce qu’il venait de se passer. Quand je pense aux cadavres de mes sœurs maintenant….elle n’avaient plus de vêtements. Elles ont été violées et ensuite assassinées. Et moi, j’ai reçu des coups de baïonnettes. (…) Quand je pense à tout ça, je pleure. Je n’arrêterai jamais de souffrir. »
Marine de Tilly.

samedi 21 février 2009

F. Sagan, pour Transfuge, 01/2008


Retour du charmant petit monstre

Sagan à toute allure, Marie-Dominique Lelièvre, Denoël, 340 pages, 23 €.


« Tout va bien, tu es un écrivain », dit Florence Malraux à Françoise Sagan en refermant le manuscrit de Bonjour tristesse. Nous sommes à la fin de l’été 53. Du haut de ses 18 ans, griffes aux genoux et rêves insolents dans la tête, Françoise Quoirez dépose son texte dans la boîte aux lettres de l’éditeur Julliard. Trente deux petits jours d’écriture dans l’appartement bourgeois de son père, et voila que cette fille de famille jette un pavée dans la très sage République des lettres de l’époque. Avec un nom pareil et un père au panthéon, Florence Malraux ne pouvait pas s’y tromper: Françoise était, en effet, un écrivain.
Avec une plume sensible ; forte de ses lectures et de ses rencontres avec les proches de l’icône, Marie-Dominique Lelièvre revient sur l’itinéraire de Sagan, vibrant et anticonformisme.

Au pays de Sagan, il y a d’abord la jeunesse. Libre, oisive, éternelle. Une jeunesse réinventée, prête à jouir, à se distraire, à claquer du fric. Dans un numéro de Paris-Match de l’époque, un autre jeune écrivain, Michel Déon, écrit du « charmant petit monstre »: « Quand elle n’est pas au volant de sa voiture, elle marche, les mains dans les poches de son blue-jean, ou se brûle au soleil de la plage. Le soir, elle retrouve quelques amis, va jouer à la boule où elle a de la chance, et danse souvent tard dans la nuit au Bar basque. » Entre deux virées au casino, Sagan sort son deuxième texte, Un certain sourire, et travaille le troisième (Dans un mois, dans un an) au Moulin de Coudray, qu’elle loue à Christian Dior. Le 13 avril 1957, défiée par un ami qui aurait « traité » son Aston Martin de « veau », la femme-enfant lance le bolide à toute allure. Pied nu au plancher. L’Aston terminera sa trajectoire dans un champ. « Une tonne et demi d’acier retombe alors sur elle ». Entre la vie et la mort, la légende de l’artiste foudroyée en pleine gloire s’étale en « Une » des journaux. Sagan s’en sortira vivante, mais accro aux calmants. Et re-belotte. Jeu, argent, quelques romans (Aimez-vous Brahms ?), et drogue dur cette fois ci. Coke pour se réveiller, morphine pour dormir.
Les années passent, les romans aussi. Toxique, Des bleus à l’âme, Le piano dans l’herbe, dans lequel elle écrit : « De toute façon, à trente cinq ans, on a forcément raté quelque chose. Une histoire d’amour, une idée de soi-même. Après, ça va en s’accélérant ». Tout s’accélère en effet dans la vie de l’écrivain : Interdiction d’entrer dans les casinos, plus de chéquier, problèmes avec le fisc, mépris de la critique, dépression nerveuse… A partir des années 70, « la figure emblématique des années soixante a la gueule de bois », écrit Marie-Dominique Lelièvre.
Au pays de Sagan, il y a aussi les hommes…et les femmes de sa vie. Le fantasme général lui imposa de se montrer au bras de play boy comme Guy Schoeller, Jean-Paul Faure ou Massimo Gargia. Elle le fit. Et puis un jour, elle eu un petit moment de sagesse. Minuscule. Le temps d’un « oui ». Elle épousa Guy Schoeller « pour de rire ». Vinrent ensuite Paola, le sculpteur américain Robert Westhoff (son deuxième mari, avec qui elle eut un fils, Denis), Ingrid Mechoulam, et surtout, pardessus tout, Peggy Roche, ancien mannequin et femme de mode, son grand amour, emporté en 1991 par le cancer. « Pendant deux ans, après la mort de Peggy, elle est incapable d’écrire. Ses éditeurs en sont réduits à compiler ses entretiens », écrit Lelièvre. Les quinze dernières années de sa vie sont les pires. « Sagan a tout perdu ». Plongée dans la drogue, ruinée, « elle est à bout de ressources, littéralement ». Même ses amitiés avec Florence, Bernard Franck ou Sartre ne la consolent plus. La chute d’Icare. La fin d’une existence anarchique, d’une vie de l'instant, entourée d'un halo de scandale. Sagan meurt le 24 septembre 2004 à 69 ans, « âge érotique », aurait chanté le Gainsbourg cher à Marie-Dominique Lelièvre.

On a tout dit sur Françoise Sagan. Comme si elle n’avait passé sa vie qu’à conduire et plier des Jaguar XK 140 (roadster) comme des papiers brouillons, deux grammes dans le sang et une Pall Mall au bec. Mais sa vie, Sagan l’a surtout passée à lire. Née le premier jour de l’été 1935 à Cajarc, dans le Lot, elle écrit ses premières pièces de théâtre à 10 ans. Adolescente, elle lit chroniquement, maladivement Camus, Cocteau, et Stendhal, dont La Chartreuse de Parme accompagnera toute sa vie -« Jusqu’à la fin, Mosca est resté son idéal masculin », écrit Marie-Dominique Lelièvre. Quoirez devenue Sagan (un pseudonyme emprunté à un personnage de Proust) dévore les auteurs anglo-saxons, Styron, Salinger, Carson Mc Cullers, Katherine Mansfield, et s’entiche des personnages féminins d’Iris Murdoch, « ces femmes que rien ne protège, que rien n’arrête ». Sagan « la pressée » appréciait aussi la vivacité, la rapidité des écritures de Patrick Besson ou de Sollers. En revanche, Céline ne lui disait rien, pas plus que Joyce –elle n’a jamais réussi à lire Ulysse- ou Modiano, « bon peintre de Paris » mais à qui elle reprochait l’absence de personnages. Quant à Houellebecq, il est libre, d’accord, mais trop lourd, « il ne s’envole jamais ». Plus encore que la liberté, la flambe et les voitures, Sagan aimait la lecture, et s’il y eut une « vraie » addiction dans sa vie, ce fut celle-là. La rigueur qui manquât à sa vie, elle la mit dans ses livres. Une langue blanche, nue, disciplinée, d’un classicisme qui exclut tout excès. « J’ai besoin de vivre mal pour écrire bien », disait Musset à George Sand. Pas de doute. Sagan aussi.
Marine de Tilly.

M. Davis, pour Transfuge, 01/2008


Petite histoire de la voiture piégée

Mike Davis, collection « Zones », La Découverte. 249 pages

Si l’on se passerait volontiers des considérations politico-religieuses de Mike Davis, un peu superflues dans ce type d’ouvrage « historique » et non pas « d’opinion », l’essayiste américain nous ouvre avec cette Petite histoire de la voiture piégée les annales inédites d’une arme cruelle et singulière. Précis, écrit et très bien documenté ; une somme indispensable.

« Par une journée ensoleillée de septembre 1920, quelques mois après l’arrestation de ses camarades Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, un immigrant anarchiste assoiffé de vengeance, Mario Buda, gara son chariot tiré par un cheval aux abords du croisement de Wall Street et Broad Street, près du nouvel édifice du bureau de garantie des métaux précieux et juste en face du siège de J.P Morgan and Company. Avant de descendre avec nonchalance de son véhicule et de disparaître incognito dans la foule de midi, peut-être Buda lança-t-il un salut ironique en direction des « barons voleurs » inconscients de la menace ». Difficile de faire plus alléchant, comme accroche. Les princes du polar n’auraient pas fait mieux. Et pourtant, il ne s’agit pas là de l’incipit d’un roman policier, mais bien du récit du premier attentat à la voiture piégée de l’Histoire. Quelques minutes plus tard sur ce trottoir de Wall Street, plus de chariot, de cheval ou de passants nez au vent…, plus rien, sauf des cendres, la fumée, et des corps inanimés gisants sur le sol. « Par une journée ensoleillée de septembre 1920 » donc, Buda venait d’inventer le premier prototype de la voiture piégée : une arme furtive, peu coûteuse, simple d’utilisation et aveuglément meurtrière.

Facile à organiser, du point de vue opérationnel (il vous suffit d’avoir une fourgonnette, une voiture, même un vélo), n’exigeant qu’une connaissance très élémentaire des explosifs (« dégagez un grand volume de gaz porté à haute température, et vous aurez une explosion », cf cours de chimie en seconde) , particulièrement bon marché (on peut éliminer 50 personnes avec une voiture volée et 500 dollars d’engrais chimique et d’électronique de contre bande en poche), totalement anonyme (garer une voiture dans un espace urbain, en pleine rue et en pleine journée, quoi de plus naturel ?), spectaculaire et efficace (les dommage collatéraux sont inévitables : grand nombre de victimes, vent de panique et médiatisation assurés) ; la voiture piégée est à portée de tous. « Démocratisant » le crime, elle représente la seule arme qui nivèle de façon aussi radicale la capacité offensive des puces et des éléphants du terrorisme mondial.

« Bombardier du pauvre » ou méthode inavouée des services secrets, la voiture piégée a évolué avec le temps et les techniques nouvelles. Jusqu’en 1960, ce fut la grande époque de la dynamite. Quand en 1927, un agriculteur fou du Michigan fait sauter une école (38 enfants assassinés) avant de lâcher une voiture piégée sur les survivants, l’Amérique doit faire face à ce que le Pentagone désigne pour la première fois comme un VBIED : « Vehicle Borne Improvised Device », soit « Engin explosif improvisé transporté par véhicule », autrement dit, la version motorisée et maintenant officiellement identifiée du chariot de Buda. A Jérusalem en 1948, les militants du groupe Stern (l’aile la plus extrémiste du mouvement sioniste en Palestine), ont eux aussi recours au véhicule piégé sur le front de mer de Jaffa. Dissimulée dans une cargaison d’oranges, l’explosion de dynamite fut sans précédents. En 1952 et 53, durant les derniers jours de l’Indochine française, c’est au tour de Saigon d’être frappée par ce terrorisme « facile ».

En 1961, fini la dynamite : Dans l’espoir de faire échouer les négociations d’Evian entre les émissaires du Général et les dirigeants algériens, l’OAS imagine une nouvelle recette : le plastic. Pendant le seul mois de juillet, 380 charges explosent dans tout le pays, utilisant quelques 4 132 kg de plastic. Quelques mois plus tard à Oran, un autre attentat au plastic faisait couler le sang de 30 civils, et l’encre de Camus dans La Peste. Très vite récupéré par la mafia sicilienne pendant et après la guerre civile de la Cosa Nostra, le plastic devient l’ingrédient maître de la violence méditerranéenne, aussi tristement banal que les olives dans la cuisine locale. La Corse ne sera pas en reste. Dès 73 le Fronte Paesanu Corsu de Liberazione (FPCL, ancêtre du FLNC), se met à « plastiquer » lui aussi, avant d’adopter la voiture piégée comme stratégie publicitaire d’accès rapide au leadership du camp nationaliste.

Après le temps de la dynamite et du plastic, voici venu celui du nitrate fioul. Beaucoup plus puissant que ses prédécesseurs, ce mélange de fioul et de nitrate d’ammonium découvert par hasard sur un campus américain signe le début d’une nouvelle page dans l’histoire de la guérilla urbaine. En 1972, il tombe entre les mains de l’IRA, juste à temps pour leur campagne d’attentats contre la Belfast britannique. « On peut parier, écrit Mike Davis, que les apprentis terroristes étrangers, tout particulièrement au Moyen-Orient, observèrent avec le plus grand intérêt cet usage stratégique des voitures piégées au nitrate-fioul ». Justement. Les explosions au camion piégé, spécialité du Hezbollah, commencent leur ballet funèbre au Liban en 1981. Alors que Beyrouth s’enfonce dans la guerre, la CIA et le KGB se renvoient la balle à coups d’attentats à Moscou, Kaboul et dans toute l’Europe. Dans le code de stricte réciprocité qui régit alors la Guerre froide, la voiture piégée se banalise et s’échange, elle voyage. Fervents admirateurs des techniques kamikazes du Hezbollah, les Tigres de Libération de l’Eleam tamoul (mouvement sécessionniste sri-lankais) testent eux aussi l’efficacité coupable de la voiture piégée. Animés par un véritable culte de la mort (chaque militant portait autour du coup une capsule de cyanure à avaler en cas de capture), les « Tigres noirs » organisent impunément des dizaines de massacres à la voiture piégée. Souvent comparés aux Tigres tamouls pour leur opiniâtreté, les nationalistes basques ouvrent à leur tour les hostilités en 1979, jusqu’à leur apogée en 2002, quand plusieurs voitures piégées dévastent une demi-douzaine de succursales du Corte Inglés à Madrid, Bilbao et Saragosse.

De ripostes en vengeances, la gangrène pourrit la planète, et le mal se mondialise : Lima (en 92, l’équivalent en nitrate fioul d’une demie tonne de TNT est lâché sur le quartier de Miraflores, ce qui lui vaudra le surnom de « Beyrouth des Andes »), Bombay (257 morts lors de l’explosion de la mosquée d’Ayodha en 93), Manhattan (attentat de 1993 contre le World Trade Center), Nairobi, Oklahoma city, Buenos Aires, Londres (frappée trois fois en 5 ans, entre 93 et 96).. ; En dix ans, aucun état, développé ou pas, n’échappera à la barbarie. D’après Mike Davis, on compte 1050 morts et près de 12 000 blessés dus à des attentats à la voiture piégée entre 1992 et 1998, et dans 13 villes différentes. Un siècle se termine, et pas la barbarie. L’enfer Irakien devient en ce début de millénaire l’épicentre du phénomène, et selon Davis, plus de 9000 victimes, civiles pour l’essentiel, ont péri dans des explosions de véhicules piégés, entre juillet 2003 et juin 2005. Si Bagdad et Falloujah détiennent tous les records, c’est en Afghanistan que l’on constate la plus forte augmentation d’attentats à la voiture piégée depuis le début de l’année 2006.

« Une arme complexe rend le fort encore plus fort, tandis qu’une arme simple donne des griffes au faible », écrivait Orwell dans les colonnes de Tribune le 19 octobre 1945. « Reste à faire pénétrer ce type de sens commun dans le crâne obtus des politiciens et des fonctionnaires de police fascinés par l’idée utopique qu’on puisse « vaincre les terroristes » à coup de surveillance panoptique, de détection ionique, de barrages routiers et, comme il se doit, de suspension permanente des libertés publiques », s’indigne Davis. La solution ? Le désarmement des esprits, peut être. Pas mieux.
Marine de Tilly.

vendredi 20 février 2009

I. Allende, pour Le Point, 12/2007


Le Chili au coeur

Inès de mon âme, d’Isabel Allende, traduit de l’espagnol par Nelly et Alex Lhermiller, Grasset, 384 p., 20,90€.

Un bout de bout du monde. De ces livres qui vous racontent les destins minuscules qui font à la fois l’Histoire et la Géographie. Le roman d’une double naissance ; celle d’une femme, Inès Suarez, en même temps que celle d’un pays, le Chili. Il faut dire qu’Isabel Allende est une grande portraitiste. Dans Fille du destin, elle retraçait le parcours d’Eliza dans un San Fransicso en pleine mutation. Avec Portrait Sépia, c’était au tour d’Aurora de chercher ses origines entre Ancien et Nouveau Monde. Cette fois, c’est la vie hors du commun d’Inès Suarez qui nous est conté dans Inès de mon âme, un titre qui dit toute la tendresse de l’auteur pour son héroïne. Dans l’Espagne orageuse de Jeanne la Folle et des Rois Catholiques, une jeune couturière « de la rue du Viaduc » part retrouver son mari de l’autre côté de l’Atlantique. Après une traversée homérique, pleine de saleté, de promiscuité, de marins bourrus, de nuits sans sommeil et de solitudes, L’« El Dorado » tant espéré a mauvaise mine. Pas de mari sur le port, pas de bras réconfortants, juste les robes noires de veuve pour Inès, loin, si loin des siens et de son Estrémadure natale. Une fois seule, elle choisira pourtant la liberté plutôt que l’amertume, l’aventure plutôt que le deuil. Aux côtés de Pedro de Valvidia puis de Rodrigo Quiroga, Inès se lance à cœur perdu dans la conquête du Chili. « Pour la gloire de Dieu et du Roi », elle fait tomber les épées espagnoles, tente d’adoucir la haine féroce des conquistadors qui débarquent au Nouveau Monde « comme des mendiants, se comportent comme des voleurs et se prennent pour des seigneurs ». Une femme au cœur de la sauvagerie colonisatrice, une touche de sagesse dans un Santiago à feu et à sang, ce fut donc possible. A travers la voix d’Inès Suarez, Allende « réinvente » une fois encore son pays, le Chili « de son âme », avec toujours autant de grâce.
Marine de Tilly.

A. Utami, pour Le Point, 12/2007


Allons enfants de l’Indonésie

Saman, d’Ayu Utami, Flammarion, 254 p., 19,90€.

Parce qu’il est un pavé de sensualité dans la marre très conservatrice de l’un des plus grand pays musulmans du monde, l’Indonésie, Saman, le premier roman d’Ayu Utami, s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires dans son pays, et a été récompensé à l’étranger par le prix Prince Claus (Pays-Bas). Parce qu’elle a participé à la Fondation des journalistes indépendants d’Indonésie et activement œuvré pour la chute du régime totalitaire de Suhatro, Ayu Utami est devenue une icône militante, le symbole d’une nouvelle génération de musulmans libres et modernes, dans et au-delà se ses frontière. Née à Java ouest, Ayu Utami a grandi à Djakarta. Habitée par le désir –et le besoin- d’aller vers un Islam pluraliste et tolérant, elle s’est consacrée au journalisme après sa maîtrise de Lettres à l’Université. Ses articles d’abord, et aujourd’hui ce roman dissident, sont le miroir des aspirations d’une jeunesse en mal de démocratie, assoiffée de liberté politique, morale et sexuelle. Saman retrace les parcours croisés de jeunes indonésiennes à la fois imprégnées des traditions de leur île, et résolument indépendantes : Cok, la femme d’affaire ; Laila, l’écrivain de trente ans qui se réfugie à New York chez son amie Tala, qui elle a déjà choisi d’émigrer ; Shakuntala la danseuse ou encore Yasmin l’avocate, toutes sont des « affranchies ». A travers leurs voix, leur combat contre la brutale répression politique souvent mêlée d’oppression religieuse, leur rébellion, la découverte de la sexualité et de l’amour spontané ; c’est une Indonésie en pleine mutation qui se dessine en filigrane, au prix de bien des douleurs. Sorte de transition littéraire vers la démocratie, ce texte si explosif qu’il en est parfois confus - l’on navigue à vue entre les personnages, les lieux et les horaires- reste le fer de lance d’un mouvement intellectuel indonésien audacieux, percutant et salvateur.
Marine de Tilly.

M. Ali, pour Le Point, 11/2007


Eclats d'âmes

Café Paraiso, de Monica Ali, Belfond, 309 pages, 20€.

C’est comme ces PMU du bout du monde où l’on s’arrête par hasard, sa vie en bandoulière, après un long voyage. Ca pue le tabac froid, le café froid, les âmes froides. Un patron gueulard derrière le bar, un type sous tranxène affalé sur le zinc, des jeunes aimantés au flipper, et quelques touristes pour la couleur. Ah, et un écrivain exilé en quête d’inspiration bien sûr. Pas vraiment excitant donc. Mais loin de chez nous on le sait, le monde prend une autre couleur. Quelques degrés celcius de plus, un air de fado dans le juke box, et le glauque se fait pittoresque, le sinistre exotique. Au Café Paraiso, un rade perdu dans le fin fond du Portugal, il fait bon poser ses valises, sa vie, ses solitudes, sous le soleil exactement. On y entre au bout du rouleau, et on en sort avec un sourire en coin, en se disant que finalement, on n’est peut être pas le plus malheureux. Sur le comptoir brûlant de Vasco, le taulier obèse qui plus jamais ne passera le cap de Bonne Espérance pour rejoindre « son » Amérique, Monica Ali fait défiler ces gens à qui il n’arrive presque rien, c'est-à-dire presque tout. João n’avait qu’un ami, Rui, qui s’est suicidé à plus de quatre-vingts ans. Ce soir peut-être, Teresa fera enfin l’amour à son petit ami avant de partir en Angleterre pour devenir fille au pair. Marco vient de rentrer au pays après un long voyage « d’affaire », les poches pleines de dollars venus d’on ne sait où. Partis loin de chez eux pour réfléchir à leur engagement, Huw et Sophie ne rentreront peut-être pas, comme prévu, la bague au doigt. Quant à Harry, sensé achever un roman sur William Blake, il plonge chroniquement son regard éthylique sous les jupes de la fille (ou de la mère) Potts, une famille d’expatriés excentriques installés dans le coin… Avec sa façon de jouer de l’union, si tentante, du tragique et du comique, Monica Ali déchire les codes habituels des romans où le pathos est sacro saint. Avec sa plume vivace, elle nous raconte ces petites misères de comptoir, ces éclats d'existences attrapés au vol, ces destins de déprimés ordinaires qui font des héros magnifiques.
Marine de Tilly.

jeudi 19 février 2009

G.O Chateaureynaud, pour Le Point, 10/2007

Holden Caulfield à Ecorcheville

L’Autre rive, de George-Olivier Chateaureynaud. (Grasset, 647 pages, 22,90 €)
Bienvenue à Ecorcheville. Le bout du monde ; le dernier endroit où l’on puisse aller sans tomber de la Terre. Là bas, les gratte-ciels sont presque vides, des machines à se suicider proposent leurs services pour dix euros et la cathédrale ressemble au château de la sorcière de Blanche Neige. Il pleut des salamandres, on croise des monstres, des centaures, des hommes oiseaux, des satyres, et la sirène Ligée, qui nage inlassablement dans son aquarium tropical, pendant que trois dynasties, les Propinquor, les Bussettin et les Esteral se disputent le pouvoir. La nuit, à Ecorcheville, Charon le passeur réclame l’obole aux âmes affranchies, et le fleuve Styx charrie de nouvelles créatures, mortes ou vives. Drôle d’endroit pour avoir 17 ans. Drôle d’endroit pour devenir quelqu’un. Orphelin adopté par une chirurgienne-avorteuse-embaumeuse avare en affection, recherchant désespérément son père et ses origines sur les corniches de cette Riviera délabrée, Benoît Brisé porte trop bien son nom. Ses amoures à sens unique, sa « non appartenance » à aucun des trois clans dirigeants, ses amitiés fragiles avec Onagre, Cambouis et F.deP. (Comprendre « Fille de Personne »), font de lui un paumé magnifique, en quête, toujours, de sa place dans l’univers. Avec ses problèmes d’adulte et ses griffes aux genoux, Benoît Brisé a des airs d’Holden Caulfield en cavale. Quant à Ecorcheville, ça pourrait bien être la New York de Salinger, le Paris de Gavroche, le Londres d’Oliver Twist ou n’importe quelle mégapole, pourvu qu’elle soit furieuse, excitante, trop grande pour les adolescents solitaires. Mêlant magie et réalisme avec une facilité déconcertante, Chateaureynaud use une fois encore de cette Faculté des songes qui, à grands coups d’extraordinaire, enseigne l’ordinaire. Chateaureynaud n’est donc pas complètement fou, pas plus que son « roman-monde ». A moins que ce soit le nôtre, de monde, qui dérape.
Marine de Tilly.

U. Eco, pour Transfuge, 01/2008


La laideur, du cyclope à E.T.

Histoire de la laideur, sous la direction d’Umberto Eco, Flammarion, 453 pages illustrées, 39,90€.


Elémentaire. En ce qui concerne les définitions du « laid » ou du « beau », tout est histoire de goût, d’époque, de modèle social. Comme l’écrivait Voltaire, « demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to kaon, il vous répondra que c’est sa crapaude avec de gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune et un dos brun. Interrogez un Nègre de Guinée, le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. Interrogez le diable ; il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes, et une queue ».
Servie par le témoignage des philosophes et des artistes, la beauté a ses définitions, son Histoire. Il en va différemment de la laideur, qui a toujours du se contenter d’être « l’inverse » de la beauté. Mais suffit-il de définir le « beau » pour délimiter, par un simple jeu de contraire, les frontières du « laid » ? Umberto Eco semble ne pas s’accommoder d’une telle explication. Iconoclaste toujours, animé par ce désir d’explorer les zones les plus sombres de nos cultures, il nous livre ici une véritable Histoire de la laideur, non plus comme simple contrepartie symétrique de celle de la beauté, mais comme véritable concept esthétique « en soi ».

Commençons par le commencement. L’Antiquité. Oubliées, les représentations stéréotypées d’Aphrodite ou d’Apollon qui, dans la blancheur de leur marbre, exhibent une beauté idéalisée. Oui, l’Antiquité a exalté la beauté, mais c’est surtout le néoclassicisme qui a exalté l’Antiquité, oubliant qu’elle avait inventé autant d’êtres affreux et disproportionnés que de canons de beauté. Si l’on s’est par exemple obstiné à représenter les Sirènes comme des femmes fascinantes à la queue de poisson, elles n’étaient, chez Homère, que d’infects oiseaux rapaces. Quant au Minotaure, aux Harpies, au Cyclope ou aux Méduses qui rôdent dans ce monde hellénique, ils n’étaient pas spécialement avenants non plus. Dès leur apparition, ces créatures désobéissant aux lois traditionnelles de la proportion sont considérés comme des messagers des dieux. Terrifiants et venus d’outre tombe, ils le sont presque par définition. Malveillants et dangereux, ils le demeureront, pour la plupart d’entre eux en tout cas (les aimables licornes, les Astomes dépourvus de bouche, ou encore les Acéphales, avec leurs yeux sur les épaules, n’étaient pas d’une grâce remarquable mais restaient néanmoins tout à fait inoffensifs). En revanche, ils perdent au fil des siècles leur statut d’« émissaires » divins, qui les rendaient toujours plus inquiétants. Aujourd’hui, même si Dracula, la créature du docteur Frankenstein, Mister Hyde ou King Kong nous effrayent, ils ne sont aucunement perçus comme les justiciers d’un ou du Dieu.
Bien obligé de considérer la passion du Christ, le monde Chrétien donnera sa chance à une « laideur martyre », loin, si loin du modèle de beauté suprême qu’idéalisaient les habitants de l’Olympe. Bien sûr, Augustin affirma que l’image de Jésus suspendu à la croix, par cette difformité extérieure, exprimait la beauté intérieure de son sacrifice et de la gloire qu’Il nous promettait. Toujours est-il que pour la première fois, la « laideur » d’un messie défiguré par la souffrance était acceptée, et même célébrée. Cette image du Christ dolent se fera même sublime à la Renaissance et au Baroque, où l’on jouera d’une « érotique de la douleur » complaisante et ambiguë, reprise plus récemment par Mel Gibson dans sa Passion du Christ.
Après Jésus, martyrs, ermites et stylites perpétuent cette image de la laideur infligée par les tourments, en supportant à leur tour des mortifications innommables. Au Moyen-âge, les représentations de la mort, « miroir des terreurs infernales », s’ajoutent à cette acceptation de la laideur: squelettes terrifiants, corps momifiés, danses macabres et autres descriptions minutieuses des sursauts de l’agonie et des corps morts en putréfaction, imposent alors le thème du triomphe de la mort, jusqu’à sa « consécration » avec le diable, et son monde apocalyptique, l’enfer. Satan, Belzebuth, est « la » créature abominable par excellence. Une fois encore, on est loin des représentations parodiques du petit monstre rouge à petites cornes blanches. Autour de lui, les enluminures diaboliques prolifèrent, les dragons de l’abîme sont mille fois dessinés, et les bêtes à sept têtes et dix cornes croisent la putain de Babylone sur la bête écarlate.
Sortant des évangiles, les récits et les représentations monstrueuses de l’enfer et de son Prince malin trouvent un large écho dans la littérature : Dante, pour ne citer que lui, en fera son miel : « Les yeux a roux, la barbe crasse et noire, le ventre large, et quatre mains onglées ; il griffe, écorche, et dérompt les esprits ». Il torture aussi, flagelle avec furie, dévore sans faim, et les fantasmagories diverses de ses laideurs traversent les époques. Rabelais, Flaubert dans La tentation de Saint Antoine, Dali, dans son tableau du même nom et même Sartres, à sa manière dans Huit clos, décriront l’horreur et la laideur de l’ange Lucifer.
Après l’avoir interprété comme « terrifiant », pourquoi ne pas faire du laid, et au passage de l’obscène, un élément comique ? Rabelais se chargera de cette tâche avec délice, « démystifiant » l’horrible en le rendant cocasse. A la Renaissance, les satires sur le vilain et le carnavalesque se multiplient, et la laideur obtient ainsi une forme de rédemption.
L’obscène se change en orgueilleuse affirmation des droits du corps, et la difformité de Gargantua et Pantagruel devient glorieuse. Autrefois redoutables géants rebelles à Jupiter, inexorablement condamnés par la mythologie classique ; dans leur incontinente grandeur, ils sont maintenant les héros des temps nouveaux. Lassé des choses douces et gracieuses qui finissent par provoquer la nausée, le XVIII ème siècle adore tout ce qui est laid, surtout si c’est scandaleux. Les attributs sexuels ne sont plus motifs de tapage mais au contraire éléments de beauté et objet de divertissement. Avec Sade notamment, le laid se veut libératoire et l’obscène outrancier, excessif dans Justine, insoutenable dans Les cent Vingt journées de Sodome. Sorcellerie, satanisme, sadisme, tout semble alors prétexte au sensationnalisme, toujours plus horrifiant.
A ce train « d’enfer », on en pouvait que tomber dans la caricature, elle aussi comique, et moderne. En faisant un usage « harmonieux » de la déformation et de la laideur, la caricature du XXème siècle propose une « belle » interprétation du laid. Les romantiques, Victor Hugo en première ligne, préféreront le grotesque au sadisme. Gwynplaine dans L’Homme qui rit et Quasimodo dans Notre dame de Paris offrent une nouvelle esthétique du laid, le « grotesque », cette pathétique absence de beauté. C’est précisément parce qu’ils sont laids et répugnants que de belles femmes (Lady Josyane et Esmeralda) les désirent. Baudelaire quand à lui s’attaque au charme ambigu des corps malades, en louant dans Les petites veilles (Les fleurs du mal), le corps bancal d’une vieillarde décrépite : « ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Eponile ou Laïs ! Monstres brisés, bossus ou tordus, aimons-les ! Ce sont encore des âmes ».

Tour à tour redoutés, condamnés, damnés, exaltés ou moqués, les être « laids », morts, vifs ou inventés, nagent aujourd’hui en pleine contradiction. Des monstres horribles et adorables, comme ET ou les extra terrestres de Star Wars, fascinent les enfants (par ailleurs fans de dinosaures, de Pokémons et autre créatures étranges) ; et les adultes se détendent tranquillement devant des films gores où les cervelles sont pulvérisées et où le laid éclabousse l’écran. L’art contemporain célèbre lui aussi la laideur, exhibant les mutilations d’un handicap, ou soumettant l’artiste lui-même à des violations de son corps, sous les applaudissements des amateurs. Le visage cadavérique de Marilyn Manson rassemble autant d’adeptes que celui, angélique, de Monica Bellucci, bref, « le laid est beau et le beau est laid », comme le prévoyaient déjà les sorcières au premier acte de Macbeth. Le XXI ème siècle ne semble plus faire de distinction entre les deux esthétiques. Et le plus bizarre, c’est que cela ne dérange, à première vue, personne.
Marine de Tilly.

D. Foenkinos, pour Transfuge HS sur W. Allen, 12/2007


David Foenkinos sur Allen

Comment avez-vous découvert Woody Allen?
J'ai découvert Woody dès mon plus jeune âge, grâce à mon frère. Et je me souviens que dès l'âge de dix ou douze ans, j'allais voir ses films dès la première séance du mercredi. C'était un rituel de toute mon adolescence.

Qu'est ce qu'il représente pour vous? Ce qu'il vous a apporté?
Il représente l'absolu mélange que je rêve d'atteindre (à la cheville au moins) : le mélange entre une capacité à être potache, comme quand il joue du violoncelle dans une fanfare, et qu'il court avec sa chaise pour jouer trois notes, et sa capacité à être un véritable auteur dramatique. Il m'apporte le désir de trouver l'équilibre entre ces deux possibilités, l'idéal de la comédie dramatique.

Votre film préféré? Pourquoi?
Très difficile à dire. Mais si je dois choisir, ça serait "Annie Hall". Car il y a tout dans ce film. Le couple Keaton-Woody est tellement juste et touchant. Et le film est truffé de poésie, et d'absurde comme cette scène mythique où il va chercher Marshal Mac Luhan qui se cache derrière une affiche pour qu'il puisse dire à un homme qu'il ne comprend rien à son travail.

Est-ce que pour vous, il y a un Woody Allen Français?
Non, personne en particulier. Il inspire pratiquement tout le monde, non?

Si vous le rencontriez demain, que lui diriez-vous?
Je lui dirais d'écrire un rôle pour Daphné Desjeux.
Marine de Tilly.

A. Wiezman, pour Transfuge HS sur W. Allen, 12/2007


Ariel Wiezman sur Woody Allen



Comment vous avez découvert Woody Allen ?
On ne découvre pas Woody Allen, il fait partie de la culture mondiale ! Mais je pense que la première fois que j’en ai entendu parler c’était dans les années 70. J’étais enfant et j’avais l’impression que dès qu’ils sortaient d’un film de Woody Allen, les gens avaient besoin d’en parler, d’en discuter pendant des heures. A chaque fois, il a su susciter un attachement et un intérêt très particulier. On attendait beaucoup de lui, de ce bouillonnement intérieur, et il se trouve qu’il a su être à peu près à la hauteur. Au départ, les gens aimaient le Woody Allen tordant de Bananas, de Prends l’oseille et tais toi etc…Et puis tout à coup ils ont aimé ses films plus intimistes, plus Newyorkais, des films qui mettaient en scène la psychanalyse, les relations de couple difficiles, les gens qui se penchent sur leur passé, l’anxiété juive etc. Ensuite son œuvre prend une dimension quasi policière, où il travaille de plus en plus ses intrigues plus que le reste. Et le voilà aujourd’hui avec un style anglais très épuré, assez proche d’Agatha Christie. Je trouve que Scoop par exemple c’est vraiment ça. Et ça plait toujours autant.

Qu’est ce que vous aimez chez Woody Allen ?
Il y a un Woody Allen que j’apprécie beaucoup, c’est le Woody Allen écrivain, celui de Pour en finir une fois pour toute avec la culture, de Dieu Shakespeare et moi etc…. Je trouve qu’il a une liberté d’écriture incroyable dans ces livres, et qu’il a trouvé une manière d’écrire bien à lui : ni un sketch, ni un texte un peu impressionniste comme le faisaient souvent les anglais. Juste des textes vraiment désopilants. Il n’y a pas besoin de faire d’effort, c’est d’une telle absurdité, d’une telle liberté. C’est extraordinaire.

Et vous, dans tout ça ? Qu’est ce qu’il vous a apporté ?
Là dedans, j’ai tout retenu. L’humour de Woody Allen, c’est celui de quelqu’un qui doute, mais qui ne se dévalorise pas. C’est très particulier. A la fois Woody Allen s’attribue une grande valeur, il a des ambitions, et en même temps, il a un grand manque de confiance en lui. La fusion de ces deux traits de caractère donne quelque chose de vraiment singulier. Et de très moderne. On dit que c’est ça, l’humour juif. C’est vrai que ça correspond beaucoup à la mentalité de gens qui ont été cassés par l’Histoire, et qui la redoutent. Mais ça correspond très bien aussi à l’homme contemporain confronté à l’exigence de performance, dans tous les domaines, tout le temps, dans le travail, dans le sexe etc…, sans y être toujours bien préparé.

Votre film préféré ?
C’est un film qu’il a co-écrit, le premier. What’s new Pussycat ? Dans What’s new pussycat?, il y a absolument tout ce que j’aime. Un Paris complètement imaginaire, fantasque, élégant et amusant ; des échappées absurdes ; des croisements de personnalités excessives ; des boîtes de nuits ; des circuits de kartings, des anglais, des allemands, des play boys, des mannequins, bref, il y a une sorte de fusion de tout ça extrêmement réussie. C’est très proche, justement, de la veine de Dieu, Shakespeare et moi. Et puis on y retrouve très bien ce que Woddy Allen doit à Peter Sellers, qui jouait dans le film. C’est comme un passage de témoin entre deux comiques qui ont quand même beaucoup, beaucoup en commun.
Est-ce qu’il y a pour vous un Woody Allen français ?
Il y a des bouts de Woody Allen dans Jean-Pierre Léaud, il y a des bouts de Woody Allen dans Benoît Poelevoord, il y a des bouts de Woody Allen dans Edouard Baer, il y a des bouts de Woody Allen dans…

Ariel Wiezman ?
Oui pourquoi pas, dans Gad Elmaleh aussi, bref un peu dans plein de gens. Mais en tout cas je n’ai pas l’impression qu’on ait un équivalent réel. Le truc, c’est qu’en France, tout doit être justifié, il y a une sorte de système de « validation » de la vanne qui n’existe pas chez les anglo saxons. Cette barrière mentale, que Woody Allen ne comprendrait pas, nous empêche, nous, en France, de faire ce qu’il fait. Ici, on ne peut pas faire de blague sans raisons, comme si notre cerveau était une loterie d’où on sortirait une boule au hasard. Et Woody Allen, c’est exactement ça. D’un coup, sans raisons, il va nous parler d’un oiseau qui s’est tatoué sur le ventre l’adresse du maire de je ne sais quelle ville, et donc évidemment, si on doit justifier une inspiration comme celle-là, c’est très compliqué. Alors que c’est précisément ça qui est drôle. Ca doit être pour ça qu’on n’a pas de Woody Allen « français ».

Si vous le rencontriez, aujourd’hui, qu’est ce que vous lui diriez ?
Je ne fais pas partie des gens qui rêvent de rencontrer d’autre gens. Je trouve qu’aller acheter un DVD d’un film qu’on n’a pas vu, c’est beaucoup plus excitant que d’aller serrer la paluche à un mec devant qui on va être forcément gêné.
Marine de Tilly.

S. Sanchez, pour Transfuge, 11/2007


Pizza Connexion

Une séduction transculturelle, Sylvie Sanchez, CNRS Editions.

C’est une histoire d’amour, de saveur, une histoire de goût et d’euphorie en bouche ; c’est une histoire de tomate, de basilic et de mozzarella, une histoire qui traverse les âges, les frontières, les livres et les cultures ; c’est une histoire sérieuse enfin, anthropologique, économique et politique, mais qui jusqu’ici n’avait bizarrement pas retenu l’attention des scientifiques. Et pourtant, il était temps d’en faire un plat, de cette histoire là. C’est chose faite avec Pizza Connexion, Une séduction transculturelle, l’enquête ultra fouillée de Sylvie Sanchez, déjà auteur d’une thèse de plus de 600 pages sur le sujet ; et qui remet le couvert avec cette alléchante leçon de pizza. Car ce banal disque de pâte au saindoux qui a su devenir totem de la mondialisation sans que personne n’y trouve à redire vient de loin, et son voyage dans le temps et l’espace n’a que peu d’égal dans l’histoire de la gastronomie.

Avant d’entreprendre son odyssée à travers les mers et les océans, c’est dans le Mezzogiorno italien que la pizza trouve son berceau. Selon Sylvie Sanchez, le mot aurait même précédé l'objet : On croise pour la première fois l’expression « pizza » dans un document datant de 997 (en latin médiéval), mais c’est dans des contes napolitains du XVI eme siècle qu’apparaît plus clairement cette galette de pain de garde. La pizza appartient alors à la nourriture de rue pour le menu peuple, sorte de « mate-faim » ambulatoire -que l’on retrouve d’ailleurs dans les récits de voyages d’Alexandre Dumas. Malgré quelques tentatives d’exportation, les napolitains ne parviennent pas à la vulgariser, et la pizza demeure un plat très populaire. Ce n’est qu’à la fin du XIX eme qu’elle prendra du galon, quand les hommes de l’unification italienne s’en empareront, soucieux de chasser le sentiment pro-français qui persiste dans une frange de la population. Les Piémontais en feront alors une référence forte, diffusant le mythe de la pizza citoyenne, à tel point que c’est elle qui donnera ses couleurs au nouveau drapeau italien (rouge tomate, blanc mozzarella, vert basilic). La pizza rossa, rebaptisée Margarita en hommage à l’épouse du roi Umberto Ier (qui, dit-on, raffolait de cette « gourmandise »), devient un mets patriotique et par conséquent politique en 1879.
Chauvine, patriote, latine jusqu’au bout des olives, la pizza à la tomate n’en entame pas moins un voyage vers New York, tandis que son homonyme sans tomate prend le chemin de Marseille. Dès lors, les emprunts américains et français lui offrent de nouvelles déclinaisons. Capable de s’exporter sans perdre son identité, de se métamorphoser sans se retrouver sous le joug de l’uniformité, la pizza montre déjà sa capacité unique à intégrer, partout où elle passe, les attributs particuliers de chaque cuisine.
Dans le quartier New Yorkais de Little Italy, les pizzas arrivées avec les migrants italiens à la fin du XIX ème siècle servent d’abord à vérifier la température du four avant que le boulanger n’y introduise son pain. Dans les années trente, elles se vendent dans la rue, pliée en portefeuille, et se dégustent en marchant. Il faudra attendre les années 40 pour qu'elles prennent l’allure d’un plat principal. Au fur et à mesure qu’elle s’installe dans les assiettes des Américains, l’industrialisation guette opportunément sa fortune.
A Chicago, la « Chicago Style pizza » fait bientôt rage, la petite galette de pain transalpine prend de l’embonpoint, de la viande et beaucoup de fromage. Tandis que les frères Carney créent Pizza Hut en 1958 à Wichita, Tom Monagahan imagine la livraison de la pizza à domicile, sous l’enseigne de Domino’s Pizza. Les GI’s prennent le relais, se faisant les ambassadeurs de cette nouvelle mode pizzologique pendant la guerre du Viet nam. Le creuset américain est multiethnique, et la pizza s’offre alors à l’innovation sans borne du marketing. Discrètement, la référence napolitaine du pizzaïolo sur les logos disparaît au profit d’une hutte du Kansas. On peut s’offrir des Gourmet Pizza qu’Alice Waters positionne contre la production de masse en y introduisant les saisons et les terroirs. Jusqu’ici italienne, la pizza est maintenant « aussi », voir « surtout » américaine. Innovante et polymorphe, elle intègre in extremis les valeurs nationales et régionales du moindre recoin de planète.
L’interprétation française de ce mythe gastronomique fut, elle aussi, fructueuse. Quand elles arrivent à Marseille, les pizzas françaises ressemblent encore à leurs cousines napolitaines : au levain, fromage et graisse de cochon avec un peu de basilic, et elles ne sont consommées que par les Italiens. Très vite, les Marseillais s’en régalent dans les restaurants Siciliens, et l’adoptent. Sur la cannebière, on prend l’habitude de la garnir de produits frais. En Provence, les Piémontais cuisinent leur propre pizza, la pissaladière niçoise, et à Marseille, elle entre dans la grammaire culinaire locale, prend la place d’une « entrée » de repas, et se confond parfois même avec l’anchoïade. Pendant la guerre, en pleine période de rationnement, seules les pizzerias, lieux simples et conviviaux, restent ouvertes.
Dans les décennies qui suivent, le laboratorio napolitain où l’on cuit les pizzas devient un camion. A l’époque, raconte Sylvie Sanchez, jusqu’à cent vingt camions de pizzas pouvaient attendre le chaland dans le seul centre-ville de Marseille. Ambitieuse, la pizza prend la route de Paris, jusqu’à sa consécration avec l’ouverture du Pizza Pino des Champs-Elysées, en 1968. Racontée par Sylvie Sanchez, cette ascension fulgurante de la galette napolitaine en France prend des allures de thriller. Il y aurait donc une ligne de démarcation « pizzologique » qui s’étendrait de Nantes à Besançon, et qui scinderait en deux la France des pizzas.
Au nord de cette frontière infranchissable, « l’américaine » serait légion ; « l’italienne » faisant trop rude concurrence à la crêpe bretonnes d’un côté et à la flamenkueche ou la tarte à l’oignon de l’autre. Au sud, c’est la « provençale » offrant la fraîcheur et les codes variés du goût méditerranéen qui remporterait les suffrages, défendues par des pizzaïolos en embuscade dans leurs camions à tous les flans de colline. Une fois encore, la pizza se fait docile, changeante, et il n’est toujours pas question d’impérialisme italien ou américain, mais juste d’adaptation, de « personnalisation ».
Si elle ne fait pas l’économie des jeux de réappropriation, et que la guerre entre Italiens et Etatsuniens pour la paternité de « l’art » a encore de beaux jours devant elle, la plus exportable des préparations culinaires fait l’unanimité dans toutes les sociétés qu’elle traverse. Qu’elle soit Italienne, pan, cheesy, rossa, bianca ou Margarita, entassée pour faire vite, ou soigneusement étalée pour prendre le temps de bavarder, sucrée, salée, plate et légère (certains la comparaient à l’hostie) ou gargantuesque, qu’elle soit végétariennes, casher ou hallal, la pizza contourne tabous et dégoûts, se moque des classes et communautés religieuses, et dépasse en crânant « le jeu des distinctions » pensé par Bourdieu. Dans la rue, les foyers, au quotidien ou dans les réunions plus festives, avec ou sans appétit, dans le respect des règles ou dans leur transgression bien établie, la pizza semble toujours trouver la bonne réponse, le ton juste. Au lieu de l’appauvrir, son exportation massive aux quatre coins de l’horizon lui donne du charme, un sens nouveau. Elle est partout, et pourtant elle est propre à chacun.

C’est un concept, moderne, inédit et rassurant, que cette « diversité mondialisée » incarné par la pizza… Et même si d’aucuns en font -non sans ironie- « le » symbole par excellence d’une mondialisation nocive, pourquoi ne pas la considérer, comme Sylvie Sanchez, comme une preuve forte, quasi révolutionnaire, de la possibilité d’être « global » sans être uniforme.
Marine de Tilly.

G. Depardieu, pour Transfuge, 11/2007


Depardieu, un homme peu fréquentable?

Gérard Depardieu, Itinéraire d’un ogre, par PatrickRigoulet, Le Rocher, 322 p., 19,90€.

« Ce livre n’est pas une plaidoirie ou un acte d’accusation », peut-on lire sur la quatrième de couverture de la biographie non autorisée – et très attendue - de Depardieu. Une plaidoirie ? Pas de doute, on n’en est loin, très loin, c’est le moins que l’on puisse dire. Pour ce qui est de l’acte d’accusation en revanche, et même si l’on admet volontiers que Patrick Rigoulet hésite à s’attirer les foudres du colosse berrichon (qui a le coup de boule très facile), difficile de nier l’évidence, il a trempé sa plume dans le vitriol et son verdict est sans appel : Mauvaise foi prodigieuse, mensonges constants, contradictions innommables, obsession de l’argent, vulgarité, brutalité verbale et physique, goinfrerie sexuelle et accomplissement éthylique certain, bref, pour le journaliste biographe, le pire de tous les hommes, c’est ce salaud de Gégé. Pourquoi alors, à la simple pensée de l’horrible créature, esquisse-t-on une sorte de sourire complice, mélange d’admiration, de compassion et de sympathie ? Pourquoi encore, en refermant ce livre-missile, notre image du comédien aux 200 films n’a-t-elle pas bougé d’un iota ? Sans doute parce que tant que l’on n’est pas sa femme, son fils ou son producteur, ces vilains défauts participent copieusement du « mythe Depardieu ».

Il faut dire que tout n’avait pas très bien commencé pour l’idole. Son enfance à Châteauroux ressemble à un mauvais rêve. Papa est absent, chômeur et alcoolique, et maman peu attentive. Entre ennui, manque d’amour, petits trafics et grosses emmerdes, le minot emmêle sa vie dans toute sorte d’embrouilles qui ne mènent nulle part, sauf en taule. A sept ans, il passe ses journées à zoner et ses soirées à cuver du mauvais vin. A treize, il a la carrure d’un boxeur, il casse du bourgeois à gogo et courre les prostituées. A seize, il quitte sa province sur un coup de tête, débarque à paris et monte sur scène.
Jean-Marie Cochet, son Pygmalion, est immédiatement séduit par la brutalité diffuse qui émane de sa carcasse de lutteur de foire. Mais Gérard n’est pas sûr de son talent. Avec son pote Michel, il continue à traîner, suit vaguement des cours de théâtre, se saoule dans les bars humides de la Montagne Saint Geneviève, étouffant comme il peut les souvenirs d’une enfance volée. Puis vinrent les années 70, le bout du tunnel peut-être, la rencontre avec sa femme, Elisabeth Guignot, et la naissance de Guillaume (71) et Julie (73). Repéré lors d’une représentation de « routine » par Bertrand Blier, il est choisi pour donner la réplique à Patrick Dewaere et Miou-Miou dans Les Valseuses. C’est le début du succès, des excès et de toutes les folies ; la machine Depardieu est lancée.
Pendant que la France de Giscard déprime au Tranxène, de son côté, le jeune premier s’encanaille : alcool, délires post adolescents, joints, bars à putes, coke, bastons, boîtes libertines, « pèze et baise », entre deux crises de désespoir, c’est l’orgie entière, totale, acharnée : « Quand Depardieu a encore faim, il va sonner aux portes des boîtes échangistes parisiennes, notamment le club 106, rue du Faubourg Saint Honoré, puis le 41 rue Quincampois, rendez-vous bien connu du show biz et de la télévision . « Affamé en quasi permanence », alors qu’il « s’abandonne à la luxure avec un appétit féroce », son compte en banque gonfle à vue d’œil, et son carnet d’adresse aussi. Avec cette façon sans façons de s’imposer dans la vie des autres, il approche Duras, Maurice Pialat, Audiard, Jean Carmet, Ginsbarre (avec qui il tourne Je t’aime moi non plus en 1976) et tant d’autres. Les plateaux de cinéma se suivent et ne se ressemblent pas, tandis que l’acteur le plus sollicité de France dévore les jours, les gens et surtout l’argent comme un ogre. Patrick Rigoulet évoque par exemple l’habitude qu'il avait, à chaque fin de mois, d'aller lui-même encaisser le loyer de Nathalie Baye, qui louait alors un appartement de famille rue Lepic. Histoire d'être sûr qu'elle paie en temps et en heure. Ou encore ces petites combines menées par son amie Margotton (Duras) et qui consistaient à acquérir des chambres de bonnes et à les louer à des réfugiés politiques.
Dans la moiteur des années 80 et jusqu’au nouveau siècle, sa carrière se déchaîne : Le dernier métro, de François Truffaut, avec Deneuve et Poiret, remporte dix Césars, La chèvre, de Francis Veber, est un immense succès populaire, puis vient le Danton d’Andrzej Wajda, Tenue de soirée, Sous le soleil de Satan, palme d’or du festival de cannes 87, ou encore Cyrano, dans les bottes duquel Depardieu crève littéralement l’écran, tout comme dans Tous les matins du monde , d’Alain Corneau en 91. Mais au sommet de son septième art, le géant rabelaisien n’est plus qu’une outre à vin (il ingurgite huit à neuf litres de vins pas jours, rapporte Rigoulet), et il devient une sorte de parrain omnipotent, bête noire du cinéma français. Fou de rage pour de sombres raisons, il casse tout dans la loge de Corneau sur le tournage de Tous les matins du monde. Il en avait fait autant dans celle de Rappeneau l’année précédente. Défoncé de pied en cap, il ne connait pas ses répliques dans Vatel (2000), et y multiplie les colères homériques. On se souvient enfin des quelques rots qui avaient volés la vedette à la distinction donnée à sa fille Julie, lors d’une certaine cérémonie en 2004. Le show biz est peut-être trop bourgeois, trop étriqué, trop tout pour la petite frappe de Châteauroux. Plus personne ne le supporte, lui et sa « machine à broyer les cons » comme il dit. Peu à peu, qu’il soit vraiment dépressif ou faussement euphorique, le Depardieu drôle et « décontracté du gland » des Valseuses se fait la belle.
Souvent ravagé par les grammes d’alcool qui se promènent en bataillon dans son sang, Gégé n’en est pas moins un homme d’affaire hors pair. Car quand il s’agit de parler business, il sait être sérieux, et sobre, surtout. Vin, pétrole, société de production, restauration, politique, blanchiment d’argent : Depardieu n’a peur de rien, et demande tout. De sa juteuse société de production (GG production) aux hectares de vignes qu’il exploite un peu partout dans le monde (et dont il conserve jalousement les nectars dans des caves murées) ; en passant par ses combines avec le sulfureux Rafik Kalhifa ; son pacte avec Vladimir Meciar, « Le Pen slovaque » qu’il est allé soutenir en 98 contre une généreuse rétribution financière ; et enfin son « amitié » de circonstance avec Fidel Castro et son or noir, tout semble prétexte à renflouer les caisses personnelles de Gargantua. Qu’importe les méthodes, pourvu qu’on ait le fric. Familier des hommes d’Etat, proche de certains sérails mais peu porté sur la politique (il confesse d’ailleurs dans ce domaine une inculture notoire), Depardieu nage encore une fois en plein paradoxe. Tutoyant aussi bien Mitterrand que Chirac, copinant avec les pontes de l’industrie, de Lagardère à Bouygues, il butine sans vergogne partout où il y a du pouvoir, et donc de l’argent.

Pingre, infidèle, obsédé, alcoolique, colérique, violent…Depardieu « cumule les mandats », et n’a à la lumière de ce portrait pas grand-chose pour plaire. Et pourtant, il en a conquis, des femmes, et pas les plus repoussantes. Elisabeth, d’abord, belle bo-bo sensible cultivée, la mère de deux de ses enfants, Fanny Ardant ensuite, Catherine Deneuve, sa muse, Karine Sylla, jeune mannequin Sénégalaise qui lui donna une deuxième fille, Roxane, et enfin celle qui restera comme « la » femme de sa vie, la sublime Carole Bouquet. Et c’est sans compter les amitiés sincères qu’il a tissé avec Miou-Miou, Nathalie Baye ou Marguerite Duras. C’est sans compter, surtout, l’histoire passionné qui le lie à son public depuis plus de 30 ans, un public fidèle qui lui pardonne tout, et ne retient de ce jouisseur impénitent que le parcours météorique, et le talent à l’état brut. Il parait qu’il n’y a pas de cinéma sans comédien… Une chose est sûre en tout cas, il n’y a pas de cinéma français sans Gérard Depardieu.
Marine de Tilly.

M.L. Colonna, pour Transfuge, 11/2007


L’Aventure du couple aujourd’hui

Marie-Laure Colonna, ed. Dervy, 243 p, 21 €.


Confessons-le d’emblée, L’aventure du couple aujourd’hui n’est pas un énième livre de développement personnel où l’auteur, se croyant magicien, nous délivre « le » secret du couple qui marche, preuves à l’appui. Et confessons-le encore, ce n’est peut-être pas un mal. Parce qu’il n’y en a pas, sans doute. Et parce que ceux qui ont intégré ce paramètre Lapalissien présument que la sérénité relationnelle est ailleurs. Marie Laure Colonna a choisi la philosophie, puis la psychanalyse, qui n’est finalement que la mise en pratique de la première. Dans un essai souvent jargonneux (les psychanalystes ont-ils déjà dit ou écrit les choses simplement ?), elle s’attaque à cette « aventure » fondamentale, à son histoire, à ses mutations. On y laisse quelques plumes (dernière confession), mais on apprend, sur nous et donc sur notre rapport aux autres.

Vous évoquez beaucoup la Grèce, comme si elle était une sorte de paradis perdu des couples. En quelques millénaires, a-t-on seulement perdu et rien gagné ?
Le logos a besoin d’être tempéré par l’éros. C’est la leçon des grecs, et c’est ça que l’on a oublié. Nos techniques industrielles se sont emballées, et il y a eu une disproportion, un décalage énorme entre ce triomphe du logos, de la technique, et la sagesse. Autrement dit, et pour faire simple, il s’agit aujourd’hui de rééquilibrer le quotient intellectuel, qu’on a adoré pendant tant d’années, et le quotient émotionnel. On est en train de se rendre compte que l’intelligence de l’émotion et de la relation est aussi importante, voir plus, pour la réussite de la vie. Ce n’est donc pas vraiment une régression, mais une tentative d’avancée. On a reculé, mais c’est sans doute pour mieux sauter. Et puis si on y regarde de plus près, bien sur que les grecs avaient une conception très unie du couple, et il y avait une vraie parité entre les hommes et les femmes, mais ce n’était vrai que pour les divinités, pas dans la société. Par exemple, le culte sans réserve des dieux à Aphrodite n’empêchait pas les femmes de la société grecques d’être soumises. En fait, la société n’arrivait pas encore à imiter les couples divins.

Et nous, on y arrive ou pas ?
En tout cas on s’y essaye. Il n’y a qu’à regarder n’importe quel magazine féminin, pour se rendre compte à quel point cette recherche de l’amour –en tant qu’éros- est cruciale. Ils ne parlent tous que de ça. La volonté de revenir à un éros aussi important que le logos est bien réelle. C’est une mutation de la conscience collective, cette focalisation sur les problèmes des couples. Et comme toutes les mutations, on peut penser que ca va rater, mais ça peut aussi nous rendre plus sages.

Vous concluez le livre en citant le « Connais-toi toi-même » inscrit sur le Temple de Delphe. Après 250 pages de réflexion, on ne peut pas s’empêcher de se dire « donc c’était que ça »…
Il s’agit juste de ça, de se connaître soi même. Ca n’a pas l’air sorcier, mais ça prend la vie. C’est le but des psychanalyses, toutes écoles confondues, et de toutes les philosophies du monde, d’Orient et d’Occident, depuis la nuit des temps. Sachant que la psychanalyse nous apporte en plus ce qui nous est inconscient, nous ouvrant aux profondeurs de notre psyché. N’oublions pas que cette sagesse a quand même un intérêt pragmatique, elle est sensée rendre heureux, et faire que les gens vivent paisiblement les uns avec les autres. Mais se connaître soi même, ce n’est pas connaître son petit Moi et sa propre personnalité : La phrase exacte est « connais-toi toi-même, et tu connaîtras l’univers et les dieux ». On a tendance à en oublier la fin, elle est pourtant capitale. Il ne s’agit pas de faire indéfiniment le tour de son nombril bien au contraire. C’est pour ça que ça prend la vie.

Vous évoquez, à propos de cette connaissance de soi, la présence d’un couple intérieur, féminin et de masculin, en chacun de nous, et qui est essentiel dans les relations de couple « extérieur ».
Bien sur. Se connaître soi-même, c’est découvrir sa bisexualité fondamentale. Le côté féminin des hommes par exemple, souvent incarné par leur muse, leur sorcière ou ce que vous voulez, est plutôt connu. Mais de notre côté, nous, pauvre femmes que nous sommes, on ne nous dit pas que nous avons un côté masculin, que j’appelle pour ma part le « génie ». Du coup, il faut le chercher, ce génie, parce qu’une fois découvert, il nous aide à nous connaître, et donc à connaître l’autre. Plus on connaît cette facette de nous, ce couple intérieur, plus nos couples extérieurs sont sains. Que ce soient les couples que l’on forme avec nos amoureux, avec nos enfants, avec notre boss ou même nos amis. Se connaître soi même, finalement, c’est un travail de tissage entre les couples intérieurs et les couples extérieurs.

Et comment réussir ce « mariage » intérieur ?
Toutes les voies de sagesse, d’Orient et d’Occident, ont proposé des solutions pour arriver à cette connaissance de soi. Il y a les philosophies en général, les religions aussi, avec des moments de réussite et des moments d’échec, et la psychanalyse, bien sûr.

Justement, vous traitez plus de la relation du couple avec la psychanalyse que du couple en lui-même. Votre livre, qui a pour titre « L’aventure du couple aujourd’hui », aurait presque pu s’appeler « La psychanalyse et le couple ». Autrement dit, vous prêchez un peu pour votre paroisse
Je vais vous répondre franchement : Tout analyste ayant été lui aussi analysé avant d’être à sa place, je suis aussi passée par cette étape. Et ce que j’ai pu constater, des deux côtés du bureau, c’est que ça éclaircissait considérablement les choses. Avec la psychanalyse, vous cessez de vivre dans un brouillard d’émotions et d’affect, en vous disant « il a fait ci, il a fait ça, il me dit que, il ne me dit pas que, si il m’avait dit que, il aurait du me dire que… » etc. C’est comme si vous nettoyiez les carreaux : vous nettoyez les carreaux de votre enfance, vous récurez tout ce qui est resté bouché et finalement la lumière commence à rentrer. Et passer du brouillard à la lumière, ça simplifie quand même beaucoup les relations. La psychanalyse a une influence « clarifiante » sur le couple. Cela dit je ne considère pas non plus que l’analyse soit la seule solution ou une panacée universelle.

Un rôle « clarifiant » dans le couple donc. On a pourtant tendance à penser que la psychanalyse s’occupe d’abord des désirs individuels. Ne pousse-t-elle pas par conséquent à la solitude ? A l’autonomie ?
C’est une question de temps. En général il y a un temps de grande intériorisation, ou introversion. On pourrait dire que c’est une sorte d’intubation, pendant laquelle on est en train de nettoyer les carreaux. On est unifié, mais il ne s’agit pas d’individualisme pour autant. Encore une fois, on n’est pas branché sur son nombril. Dans un second temps, l’analyse dissout les problèmes. Les carreaux sont propres, la lumière rentre et en principe, on s’entend beaucoup mieux avec le genre humain.

Autre risque de la psychanalyse, la dépendance de l’analysant à son analyse, qui n’est peut-être pas bon signe dans un couple…
Ca existe, et si c’est le cas, l’analyse est mauvaise et le thérapeute responsable. Mais il y a en effet un risque de dépendance, une « pathologie de la thérapie ». On voit des gens devenir « addict », au même titre qu’au chocolat, à la cigarette etc. Ils en font cinq, ils passent de l’une à l’autre, ils ne peuvent plus s’empêcher d’être dans un état d’analysant perpétuel. J’ai rencontré un jour un type qui était sur commande, c’était pathétique. Il pleurait comme un automate, c’était bidon. Il était « addict », et il venait faire son show. Encore une fois, la thérapie n’est pas une panacée. Il y a de mauvais thérapeutes, pas suffisamment formés, souffrant par exemple de sentiment paternel ou maternel excessif envers leur analysant, et dans ce cas là, personne ne sort de là en très bonne forme…L’analyse est un exercice dangereux.

Marine de Tilly.