mercredi 1 avril 2009

R. Descott pour Le Point, 03/2009


Inclassable Descott

Obscura, de Regis Descott, Jean-Claude Lattès, 398 p., 20€.

Une scène de crime reconstituant Le Déjeuner sur l’herbe avec des cadavres, une ambiance psychiatrique ultra-pesante et des prostituées à tous les étages ; pas de doute, Regis Descott nous donne avec Obscura une nouvelle leçon de thriller. Mais il y a cette histoire d’amour vaguement liée à l’enquête, entre le médecin bien propret, Corbel, et l’obsédante Obscura, qui en fait autre chose, pourquoi pas un « thriller d’amour ». Et ce n’est pas fini. Car en marge de la traque de l’artiste-assassin et de la passion interdite de nos deux amants, il y a aussi un roman historique. Celui de toute la fin d’un XIX ème siècle fascinant, quand Manet émoustillaient les bien pensants du petit monde de l’art -des femmes nues en pleines scènes bourgeoises, quelle honte ! (L’Olympia, Le déjeuner sur l’herbe) ; tandis que Pasteur ou Charcot révolutionnaient la médecine légale. C’est peut-être du côté de la clinique du Docteur Blanche, aliéniste de renom -qui au passage soigna Nerval ou Maupassant- qu’il faudra d’ailleurs chercher celui qui envisage le crime comme une œuvre d’art… Roman photographique enfin, Obscura l’est aussi, et de quelle manière ! Les longues pages de description du Paris de l’époque, gluant et ravagé par la syphilis, n’ont rien à envier à celles de Zola ou Huysmans. Noir, d’amour, historique, photographique, l’on pourrait ajouter artistique, scientifique, bref la liste est longue, et impossible toujours d’enfermer Obscura dans une case.

Marine de Tilly.

A. Diwan pour Le Point, 02/2009


Not just a gigolo

De l’autre côté de l’été, d’Audrey Diwan, Flammarion, 251 p., 17 euros.

Eugénie Mars a 59 ans, et il ne lui arrive rien. Vautrée nuit et jour dans son sofa, elle accuse le coup d’une vie complètement loupée. Epouse d’un homme qui ne la désire plus, fille d’une mère qui ne l’aimait pas, mère d’une fille qui ne l’aime pas non plus – le tout étant valable dans les deux sens-, Eugénie est exactement le genre de bonne-femme que l’on n’a surtout pas envie de devenir. Jusqu’au jour où, sans trop savoir pourquoi, elle décide d’inviter le petit serveur d’en bas à vivre avec elle pendant un an, moyennant un chèque plein de zéros. On ne s’y attendait pas. D’une ligne à l’autre, Eugénie se fait piquante, imprévisible, capable de tout, comme de virer violemment la domestique philippine, de laisser son ex-mari et sa fille sur le carreau ou de balancer les plus belles pièces de l’appartement dans la rue – une fois au pied de l’immeuble, le buste de Mozart posé depuis trente ans sur la cheminée lui parut ridicule-, bref, c’est comme si les coutures de son existence somnifère avaient (enfin !) sauté. A peine salie par le côté sexe drogue and rock n’roll de son pacte avec l’absurde, Eugénie devient une « vraie » héroïne de roman : compliquée, touchante, et bien sûr, amoureuse d’un type qui s’en fout. Mais la relation délicate et ambigüe de cette vieille-là avec ce gigolo-là autre chose qu’une sale histoire de fesse. Ancrée dans l’air du temps, à la fois souriante et mélancolique, elle étonne et amuse, prouvant au passage et avec malice que tout est toujours possible, y compris à 58 ans.

Marine de Tilly.

A. Makine pour Transfuge, 02/2009


"Le but de l'ecrivain, c'est de créer sa propre langue, sa propre matière poétique"

La vie d’un homme inconnu, d’Andreï Makine. Seuil, 293 p., 21€.

On le dit ascète, peu bavard, franchement pas riant. Sous prétexte qu’il vient de Sibérie, un reflexe très français pousse la doxa parisienne à le classer dans la case : « ours de la toundra », « vieux moujik austère et froid ». En l’espèce, -faut-il le regretter-, Andreï Makine est tout le contraire. Avant de commencer l’entretien, il sort même de son sac à dos d’adolescent deux bouteilles d’eau et des mandarines. « J’avais prévu à boire et de quoi grignoter pour nous ». Voyez, plutôt jovial. Et précis, aussi. Concentré. Assez impressionnant, à dire vrai, avec sa voix sonore, ses gestes lents et maîtrisés, son regard immobile. Imposant donc, mais jamais revêche ou inélégant. Mais laissons donc l’homme et sa légende glaciale de côté pour nous concentrer sur ses textes. Le premier, La fille d’un héros de l’union soviétique, paraît en 1990. Peu remarqué. Ce n’est que cinq ans plus tard que Makine se distingue en obtenant le Goncourt, le Goncourt des Lycéens et le Médicis pour le même ouvrage, Le testament français. Dix romans et autant de succès plus tard, il revient avec La vie d’un homme inconnu, un récit ample et exigeant sur l’émergence de la « nouvelle » Russie, à travers le destin d’un seul homme, Volski. L’intime « Perestroika » d’une âme ordinaire en somme, poignante et nécessaire.

Chez vous, Andreï Makine, l’écriture n’est pas qu’un moyen : elle est « le » grand sujet de vos livres. Encore une fois dans celui là, vous soulevez la question, très proustienne, de la promesse de l’écriture. Pour vous, quelle est-elle ?
Qu’est ce qui nous distingue de la nature inanimée ou de la nature zoologique ? C’est le verbe. Sans lui, nous vivrions comme des porcs et d’ailleurs la grande majorité de nos congénères vivent ainsi. N’oublions pas que nous sommes des êtres assez monstrueux, même si nous le cachons soigneusement derrière des simagrées sociales. Nous portons un fond extrêmement sauvage, qui par exemple a pu faire, en quelques années, d’un pays aussi civilisé que l’Allemagne, le pays d’Hitler : on peut idolâtrer Schiller et Goethe sans pour autant éviter le risque de devenir un monstre. Et que dire de la Russie. Face à ce fond bestial, la seule chose qui peut nous sauver, c’est le verbe, en tant que poésie pure. Nous ne sommes pas seulement notre voracité, notre violence, notre rapacité destructrice, nous sommes aussi créateur de mondes poétiques.

Le procès historique et politique de l’URSS a beau être terminé, vous avez encore des choses à dire à ce sujet, à travers vos romans. Est-ce le rôle de la littérature, de continuer là ou l’Histoire s’arrête ?
Prenez Guerre et Paix. Quand Tolstoï parle de l’épopée napoléonienne, il a un recul d’à peu près 40 ans. Je pense que c’est une distance nécessaire. L’actualité est biaisée par notre regard, nous sommes enfiévrés par la fugacité de nos actes. Nous ne voyons les lignes de forces que plus tard, et surtout nous voyons alors émerger des destins singuliers. C’est ce que les historiens ne sont pas appelés à faire. Ils parlent de Staline, de Churchill, de Roosevelt, mais ne s’attardent pas sur un soldat anonyme, un homme inconnu. Ils évoquent les grands mouvements des troupes, la situation des fronts, mais le destin d’une âme particulière passe à la trappe. Seuls les écrivains sont bien placés pour sauver les âmes ensevelies sous les cendres de l’Histoire. Nous, nous pouvons les repêcher, faire surgir leur unicité. N’est-ce pas là l’essentiel ?

Etes-vous comme vos personnages, Volski et Choutov : russes, mais étrangers à la Russie d’aujourd’hui ?
« Je ne suis pas russe, je suis soviétique, donc sale, bête et méchant ». Dans la bouche de Volski, c’est une boutade. Mais elle n’est pas sans raisons. Car il s’agit d’une période très singulière qui a réunit énormément de paradoxes. Au début des années 20, juste après la révolution, il y a eu un souffle d’émancipation intense et la morale bourgeoise a volé en éclat. Puis en très peu de temps, les russes sont passés de cette effervescence libératrice et libertaire à la dictature idéologique que l’on connait. D’un côté, l’ « Ours » a triomphé du fascisme, de l’autre, il a créé le goulag. A l’époque, un paysan pouvait devenir un homme d’état, un savant. Regardez Youri Gagarine : petit fils d’esclave, il est devenu le premier homme de l’espace. Et ce ne sont pas des slogans, c’est la réalité. Au milieu de toute cette agitation politique et culturelle, la vraie question reste « et l’homme dans tout ça ? ». L’Homme, c’est quelqu’un comme Volski, qui est né dans les années 20, et qui traverse tous ces cataclysmes. Une seule vie, la sienne, suffit pour parcourir ce XXème siècle Russe.

Pourquoi n’avoir jamais écrit en russe ? La littérature russe a peut être besoin de vous ?
La langue que j’écris m’appartient en toute jouissance. Je l’ai créée, et ce n’est ni le français de Proust, ni celui de Céline ni de Carco. Vous ne trouverez jamais un dictionnaire de la langue proustienne, et pourtant la langue proustienne existe. Il y ce qu’on appelle l’idiolecte, c'est-à-dire notre langue personnelle. Le but de l’écrivain, c’est ça : créer sa propre langue, sa propre matière poétique. Car ce qui s’écrit n’est pas la grammaire ou la lexicologie, c’est notre vision. Quand on entre dans le vif du sujet poétique en littérature, les différences entres le russe et le français, le chinois et l’anglais, s’estompent devant l’intensité et l’originalité de notre quête esthétique.

Dans vos précédents ouvrages, on sentait déjà la révolte contre une certaine France un peu trop gâtée. Dans celui-là, le procès est ouvert. Vous dirigez-vous vers une littérature engagée ?
Engagée contre toute forme de bêtise, oui. Pourquoi face à la dictature du politiquement correct n’aurions-nous pas des personnages aussi exubérants et téméraires que Hugo ? Pourquoi ne pas avoir son courage ? J’ai osé et j’ai payé cher la publication d’un essai sur la France d’aujourd’hui. Je me suis fait beaucoup d’ennemis, on m’a traité de réactionnaire. Mais je trouve que si un pays se prétend démocratique, il ne doit pas exister de villes, de villages ou d’arrondissements où l’on ne peut pas se rendre sans se faire trucider. La révolte des banlieues en 2005, par exemple, était une révolte de « privilégiés ». Cette jeunesse, et je pèse mes mots, est une jeunesse dorée, car Clichy-sous-Bois ou Saint-Denis, c’est le XVIème arrondissement du monde. Si ces jeunes connaissaient le Brésil, les bas fonds de certaines villes Russes et de tant de villes africaines, ils mettraient chaque jour un cierge à Notre Dame pour remercier le ciel de vivre dans une société démocratique et d’avoir accès, entre autre, à l’école républicaine. J’espère que vous me pardonnerez ce cierge, un signe plus ironique qu’ostentatoire… Voyez-vous, quand Tolstoï s’est opposé au Tsar, la presse française a publié cette fameuse caricature où l’on voyait les deux Tsars de la Russie : un immense Tolstoï en habit de paysan et un tout petit Nicolas II. C’était très puissant. En France, face à la petitesse du monde politique, on attend toujours un géant comparable à Hugo ou à Tolstoï.

Quel est pour vous l’idéal du roman ?
Un Musil lisible.
Un Proust – que par ailleurs j’adore - un peu moins verbeux.
Le Colonel Chabert de Balzac. Un bref livre immortel.
Romancier idéal, Houellebecq aurait pu l’être, sans son égo maladif, et avec un peu plus de sage détachement et se silence. J’ai soutenu son premier livre, alors que l’écrivain n’était pas encore connu. Malheureusement, il s’est trop vite laissé avaler par la comédie des jeux médiatiques.
En fait, le roman idéal existe déjà. C’est La Vie d’Arseniev, d’Ivan Bounine. Ce roman condense le mystère existentiel de l’être humain, l’Histoire, la morale, la poésie la plus pure.

Marine de Tilly.

G. de Cortanze pour Le Point, 01/2009


Nom de Bleu !

Indigo, de Gérard de Cortanze, Plon, 374 p., 21 €.

Si Gérard de Cortanze avait publié Indigo au XVI ème siècle, il aurait, à coups sûr, fait un tabac. D’abord, il y a les noms des personnages : Grand-Cœur, Sang-Dragon, Asmodée ou Giobert, le héros, ça ne s’invente pas. Quand à la quête de Giobert, qui consiste à trouver une qualité de bleu exceptionnelle, jusqu’ici jamais découverte ; autant dire que le Saint Grâal à côté, c’est du gâteau. De la table du « Café des Ténèbres » aux cimes enneigées des montagnes de Savoie, Giobert va devoir composer avec toute sorte de chevaliers au sang bleu -le Vert, le Rouge ou le Noir, et…. le Bleu naturellement- qui se font un sang d’encre pour le précieux indigo. A l’instar de ses aïeux Lancelot, Yvain ou Perceval, notre héros-indigotier dissimule derrière la recherche épique de l’azur absolu, teinté de rouge sang, une quête intérieure, une réflexion douloureuse sur la mémoire, ses détours et mauvais tours. Il n’a pas échappé à Gérard de Cortanze que nous étions désormais en l’an de grâce 2009, et que, non pas que le bleu ait le blues, mais les récits de la table ronde et autres chanson de gestes ne sont plus tout à fait d’actualité. Mais après plus de soixante livres, l’artiste n’en est pas à son coup d’essai, et faire du neuf avec du vieux, c’est un peu son truc, sa recette, son talent. Des romans de chevalerie, il a conservé dans Indigo toute la poésie, les codes d’honneur et l’enchantement. Mais en y ajoutant, dans une juste proportion, le réalisme des mystérieux crimes qui ponctuent la quête de son héros, il donne à l’intrigue une dramaturgie et un rythme digne des meilleures séries américaines contemporaines. Et puis il y a ces touches insolites, aux frontières du fantastique, comme le fait que même le visage du chercheur d’or bleu est bleu, ou qu’il ressemble autant à un ange qu’à un ogre, oscillant entre ombre et lumière, illusion et réalité, mensonge et vérité. Il faudra finalement neuf crimes à la police pour coincer le bon (ou le mauvais) coupable. Neuf crimes aussi pour une naissance, pour que Giobert « accouche » du « bleu d’infini », subtile nuance nichée entre les bleus du corps et ceux de l’âme. Neuf crimes enfin pour que Cortanze achève ce roman hors du temps, céleste et au moins aussi « bleu comme une orange » que la terre d’Eluard.
Marine de Tilly.

L. Sepulveda pour Le Point, 01/2009


Jules Verne con carne

La lampe d’Aladino et autres histoires pour vaincre l’oubli, de Luis Sepulveda, trad. de l’espagnol par Bertille Hausberg, 133 p., 16€.

Luis Sepulveda est peut-être un peu parano, mais au fond, on lui en sait gré. Car quelle que soit la raison saugrenue qui l’a poussé à dresser, dans son dernier livre, le « bilan » anticipé de sa vie – le bougre n’a pas même soixante ans-, cela reste pour nous, lecteurs amoureux de sa plume magique et de ses héros inspirés, une belle occasion de replonger dans son univers sans frontière. Car il en a fait, du chemin, l’étudiant en lettres militant aux Jeunesses communistes et condamné à 28 ans de prison par le régime de Pinochet –il n’en fera finalement que deux, grâce au soutien d’Amnesty International. Il en a vu, du pays, des vies et des femmes, l’écrivain voyageur, sorte de Phileas Fogg andin voguant des quartiers bouillants de Rio où « il pleut des confettis » les jours de carnaval aux rues sombres et blanches d’Hambourg ; des confins de la cordillère chilienne, péruvienne ou bolivienne à l’Alexandrie de Kavafis et de Naghib Mahfuz. Toutes ces odyssées, Sepulveda nous les conte en poésie, en humour et en fantaisie dans les douze nouvelles qui composent La lampe d’Aladino et autres histoires pour vaincre l’oubli. A la façon de son maître Jules Verne, il s’attache à disperser, à chaque coin de page, ce qu’il appelle les « composantes magiques de la vie » ; autant dire la grâce, la rêverie. Mais au-delà de ces voyages extraordinaires, c’est sans doute la géographie humaine que Sepulveda parcourt le mieux, à travers une constellation de personnages, simples et dignes : un marin malheureux à Hambourg, qui partage sa bière avec un vieux soulard, le mystérieux capitaine Valdemar do Alenteixo, avec ses airs de Nemo portugais, ou cette femme, croisée sur un balcon une fin d’après-midi, « l’une des dernières grecques d’Alexandrie » dit-elle, ce fameux Aladino Garib, qui donne son nom au recueil, commerçant palestinien débarqué en pleine Patagonie, ou enfin l’inoubliable Vieux qui lisait des romans d’amour, qui refait surface dans la première nouvelle… Cela fait beaucoup de monde, tout autour du monde. La preuve que le voyage est loin d’être terminé, et que Luis Sepulveda en a encore sous la plume.

Marine de Tilly.

P. Jeanada pour Transfuge, 01/2009


Philippe Jeanada, l’écriture par accident.

Plage de Manaccora, 16h30, par Philippe Jeanada, Grasset, 288 p., 17,90 €.

Cela faisait quatre ans qu’il ne lui était rien arrivé. Quatre ans qu’il n’avait rien écrit, donc. Car pour Philippe Jeanada, l’inspiration n’est pas vraiment une histoire de travail, de rêverie ou de concentration ; mais plutôt d’expérience. Fort heureusement, alors qu’il déprimait de ne rien produire de valable sur une plage de l’adriatique, un « petit » incendie qui faillit au passage lui être mortel le sortit de sa torpeur. Enfin de quoi faire un roman, se dit-il intérieurement, à peine revenu de l’enfer. Enfin de quoi retrouver la plume malicieuse et l’humour carnassier de Jeanada, se dit-on aujourd’hui, avec Plage de Manaccora, 16h30 entre les mains. L’histoire, donc, c’est celle d’un incendie. Comme souvent chez Jeanada, il est question d’un quadra traine savate désenchanté –ici, Voltaire- qui se demande comment devenir chevalier, et qui finit, quelques centaines de questions et de parenthèses plus loin, par faire les mauvais choix. Ca commence bien, et ça finit bien. Mais ce que l’on préfère, c’est entre les deux, quand tout tourne mal, l’histoire, les humains, les âmes, quand même la lâcheté et la vanité ne sont d’aucun secours, quand tout est foutu et que le désespoir, surtout le désespoir, est ironique et drôle. Philippe Jeanada est écrivain et il fait très bien son métier. Mais quand, par chance, il lui arrive quelque chose d’accidentel, de singulier, d’exceptionnel, alors il devient romancier, lui aussi accidentel, singulier, exceptionnel.

Vous vous êtes mis à écrire assez tard. Comment et pourquoi y êtes-vous arrivé ?
Jusqu’à… assez tard, je ne faisais rien. Quelques études de maths, et des petits buolots, par exemple j’ai été « animatrice de minitel » pour des programmes… de cul. Ca, ça m’a beaucoup amusé, et ça m’a fait prendre conscience de l’effet que l’on pouvait faire aux gens, juste avec des mots. Mais ce qui m’a vraiment mené à l’écriture, c’est une sorte de crise que j’ai eue, à 24 ans : pendant un an, je me suis enfermé chez moi, sans télévision sans téléphone, je n’ai adressé la parole à personne. Au début, c’était marrant, mais au bout de deux ou trois mois j’ai commencé à parler tout seul, je perdais la boule, et je me suis mis à écrire pour que des choses sortent de moi, pour ne pas imploser. Quand je suis sorti de cette année de dingue, j’ai donné mes textes à un ami, et de fil en aiguille, ils ont été publiés dans un journal qui s’appelait L’autre journal. Depuis, dès que j’arrête d’écrire, j’ai l impression de faire n’importe quoi, de rien faire du tout, de traîner dans les bars.
Pourtant dans ce roman, Voltaire, votre alter-héros, pense à tout sauf à ses livres au moment de mourir… Est-ce un aveu sur la place de la littérature dans votre vie?
C’est vrai que le lendemain de l’incendie, quand j’ai repassé le film dans ma tête, je me suis aperçu qu’au moment que je croyais être le dernier, je n’avais pas du tout pensé à la littérature. Je me suis senti un peu coupable, j’ai eu honte, je me suis demandé si je n’étais pas en fait un gros tocard qui pensait que la littérature était toute sa vie, alors qu’elle n’était qu’accessoire dans ces moments qui ne mentent pas. Aujourd’hui je sais qu’elle est un accessoire, important certes, mais pas essentiel. C’est comme un vêtement sur la vie. Maintenant que la littérature soit essentielle ou accessoire dans ma vie, franchement je m’en fous. J’ai envie d’écrire et je continuerai tant que des démons ne m’en empêcheront pas.
Quelles ont été vos influences littéraires ? Aujourd’hui, qu’est-ce que vous aimez, lisez ?
Depuis deux ou trois ans, je suis dans ma période « policiers américains des années 40/50 ». C’est parti d’une émission consacrée aux films noirs américains des années 40. J’ai découvert tout un univers que je ne soupçonnais pas, je suis complètement tombé dedans. Depuis je ne lis plus que ça, David Goodis, Jim Thompson, je ne m’en lasse pas. Sinon, il y a beaucoup d’auteurs que j’aime, Proust, Céline, Cervantes…., comme tout le monde. Mais s’il n’y en a qu’un à citer, un seul que j’admire vraiment, c’est Bukowski.
Pas très étonnant, à vous lire…
Certains journalistes ont parfois fait le rapprochement, et ça m’a énormément plu, touché. Mais malheureusement pour moi, ce que j’écris n’a rien à voir avec ce que lui a écrit… Je ne sais pas comment il fait. Il a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre, qui me fascine complètement, qui me dépasse, et dont il m’est impossible de vous parler. Pour moi, Bukowski, c’est un extra terrestre, un monstre, et si je devais changer de père, je prendrai Bukowski.
Je crois que vous êtes plus drôle, plus malicieux que Bukowski…
J’ai envie d’être drôle parce que sinon, il ne reste que la mort. Dans la vie je ne suis pas spécialement drôle, mais j’essais de faire en sorte que mes personnages le soient, en se détachant de la situation catastrophique dans laquelle ils sont. Car dès lors que l’on prend un peu de recul, même dans les situations les plus dramatiques, on rit. On rit vraiment. J’étais réellement dans cet incendie et j’ai vraiment cru qu’on allait tous y passer. Mais je me souviens d’un instant où tout ça m’a fait marrer, alors que je vivais le moment le plus sinistre de l’histoire.
En revanche, vous partagez avec lui le goût de l’ironie, des personnages et des situations pathétiques…
Ce sont des choses que je vis, des personnes que je connais, que je rencontre, et des situations qui me sont arrivées. Et ces choses et ces gens là m’intéressent plus que les autres. Donc j’en fais des livres. Et deuxièmement, je trouve qu’ils sont assez romanesque, ces gens et ces moments, non ? Donc j’en fais des romans. Alors oui, tout ce petit monde est au bout du rouleau, mais c’est ça qui est bon. De toute façon je serai totalement incapable d’écrire sur la facilité de vivre. Et puis si je préfère me taper un incendie de forêt et être à deux doigts d’y laisser la peau plutôt que de passer une semaine à rien faire dans un 5 étoiles, c’est parce que c’est quand même bien plus amusant, et intéressant à raconter.
Vous n’avez jamais songé à inventer ? Et s’il ne vous arrivait plus « rien », il n’y aurait plus de livres ?
Je suis incapable de partir de rien, dans le vide, de me mettre à écrire des histoires qui me sont totalement extérieures. Mais je n’ai pas non plus envie de raconter ma vie de tous les jours, dont tout le monde se fout. Pour Manaccora, dès le lendemain de l’incendie, j’étais très content d’avoir vécu ça, d’en être sorti, et de pouvoir commencer, enfin, un nouveau texte. Ca faisait quand même presque cinq ans que j’avais rien fait. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais il n’y a rien à faire, les fictions pures, c’est pas mon truc. Alors je préfère manipuler un peu mon histoire, quitte à attendre qu’elle soit un peu plus intéressante que d’ordinaire.
Donc on vous souhaite encore quelques petites catastrophes…, puisqu’elles sont chez vous synonymes de bons romans.
Oui c’est ça. Pas de choses graves, comme un accident mortel, par ce que là je ne pourrai plus rien raconter, mais des bonnes petites catastrophes « à roman ».
Marine de Tilly.

Beauvoir et Sartre pour Le Point HS, 12/2008


Les terrasses de Saint-Germain-des-Prés, salon de Simone de Beauvoir.

Icône de la gauche intellectuelle française, première femme à la fois écrivain et engagée, Simone de Beauvoir a su fédérer autour de Sartre les intellectuels du monde entier, au service de l’existentialisme et au nom de l’humanisme.
Il est neuf heures du matin en ce mois d’octobre 1944 et il fait déjà froid. Assise à une table du Café de Flore, tout près du grand poêle, Simone de Beauvoir lit le manuscrit qu’une femme rencontrée la veille dans la queue d’un cinéma des Champs Elysées –Violette Leduc*- vient de lui déposer. Jean-Paul Sartre, dont elle partage la vie depuis quinze ans, ne va pas tarder. Ils ont rendez-vous avec André Malraux* pour discuter de cette idée de revue que la guerre a trop longtemps repoussée. Dans les vapeurs de tabac, les déjà célèbres « amants du Flore » préparent leurs arguments : selon les mots de Sartre, il s’agirait dans ce bulletin d’être des «chasseurs de sens, de dire le vrai sur le monde et sur nos vies », et selon ceux de Beauvoir, « de saisir l’actualité au vol ». Malraux refuse finalement la proposition, trop occupé à ses affaires politiques –quelques mois plus tard, il deviendra Ministre de l’Information du deuxième gouvernement de Gaulle. Qu’à cela ne tienne, après tout, des directeurs de conscience, il y en a d’autres. Des cafés de la Closerie et du Pont-Royal à la chambre de Sartre, au 42 de la rue Bonaparte, « le Castor » tisse sa toile, faisant ainsi honneur à son surnom plein de sens : « Beauvoir » est proche de l'anglais beaver (signifiant castor), écrit Sartre, et comme elle, les Castors vont en bande et ont l'esprit constructeur ».
C’est encore au Flore que se retrouveront, au soir, les fidèles, l’improbable « famille sartrienne » : Raymond Aron*, pourtant à droite, partagerait avec le plus modéré Maurice Merleau-Ponty* les pages politiques de la revue. Michel Leiris* critique d’art de renom, chapoterait les pages de poésie. Jean Paulhan*, qui a longtemps dirigé la N.R.F (Nouvelle Revue Française), se chargerait de la mise en page ; et pour ce qui est de la rubrique littéraire, pourquoi ne pas la confier à cette Violette Leduc, dont le texte découvert le matin même semble plein de promesses. Et Albert Camus* ? Bien sur, l’auteur de L’Etranger a toujours été hostile aux communistes et Sartre a adhéré au PC en 1949. Mais en plus d’avoir fait de Combat l’un des journaux les plus actifs de l’époque, n’est-il pas, comme Sartre, un disciple de Kierkegaard*, Nietzsche* et Heidegger* ? Beauvoir sait que son expérience et sa fidélité à la pensée allemande sont de solides atouts. Elle s’est entretenue avec lui, quelques jours auparavant, dans l’appartement d’André Gide* –que Camus occupe alors rue Vanneau, mais Combat lui absorbe déjà trop de temps et d’énergie. Ce sera donc sans Camus.
Une fois le comité de rédaction constitué, il reste à baptiser la revue. Jean Paulhan tient à ce que ce que l’on puisse désigner la revue par ses initiales, comme André Gide l’avait fait en 1908, au moment de la création N.R.F. Toujours accoudé à une table du Flore, sirotant son énième verre de scotch –Michel Leiris propose « Le Grabuge ». Rejeté. Beauvoir aime déranger, mais elle veut surtout construire. Aron suggère des en-têtes plus marqués, ouvertement antigaullistes… Avant d’avoir mis en place l’ombre d’un sommaire, l’esquisse d’un article, la querelle est déjà vive, l’alcool chauffe les esprits : « « Nous buvions dur à l’époque ; écrira Beauvoir dans La Force des choses d’abord parce qu’il y avait de l’alcool, et puis nous avions besoin de nous défouler, c’était fête, une drôle de fête ; proche, affreux, le passé nous hantait, il fallait l’oublier, et oublier même que nous l’oubliions ». Tandis que les voix montent, Sartre, lui, écrit frénétiquement sur un papier, sans s’arrêter, sans raturer. Revenu à la conversation, c’est lui qui tranche : ça sera La revue des Temps Modernes. Fin de la partie. Sartre régale tout le monde, laisse un pourboire indécent au serveur avant de quitter le bar, laissant le Castor grogner et récupérer la monnaie avant de rejoindre « cette communauté d’entreprise qui lui semblait la forme la plus achevée de l’amitié. »
Quand quelques mois plus tard, le premier numéro des Temps Moderne sort de l’imprimerie, il porte à son paroxysme la vogue de l’existentialisme, cette philosophie qui exalte la capacité du sujet à s’arracher aux contraintes qui pèsent sur lui. Parce que « l’homme, dit Sartre, est condamné à être libre ». Le 29 octobre 1945, sa conférence sur « L’existentialisme est-il un humanisme ? » finit en émeute et cinq évanouissements, évènement que parodiera Boris Vian en 1947 dans L’Ecume des jours, où Sartre devient Jean-Sol Partre, prédicateur adulé des foules. Aux terrasses de Saint-Germain-des-Prés, QG des Temps modernes et véritable salon philosophico-politico-littéraire à ciel ouvert, se succèdent tous les grands noms de l’époque : Raymond Queneau*, plus sensible à la mode existentialiste qu’à son idéologie, Nathalie Sarraute*, politiquement peu engagée mais dont le talent littéraire séduisait Sartre, Jacques-Laurent Bost*, admirateur inconditionnel du couple et de leur pensée; et bientôt des étrangers comme Alberto Moravia*et Carlo Levi*, tout deux d’origine juive et farouchement anti-fascistes, ou encore Samuel Beckett*, qui déplorera pourtant toute sa vie que l’on assimile son théâtre de l’absurde à l’existentialisme. Si Sartre se dérobe aux mondanités, Beauvoir, elle, chasse les talents, multiplie les contacts. Tout est prétexte à rencontrer des journalistes comme Ernest Hemingway, alors correspondant de guerre à Paris, et qu’elle visite souvent dans sa chambre du Ritz, ou Cyril Connolly, directeur de la revue anglaise Horizon, qui avait publié pendant la guerre des œuvres d’écrivains résistants, entre autres le Crève-Cœur d’Aragon*. Pierre angulaire du « système sartrien », celle que ses détracteurs nommaient « la grande Sartreuse », ou « Notre dame de Sartre » ne s’en cache pas, elle aime les réunions, les bavardages, ces polémiques qui ont « l’intimité, l’urgence et la chaleur des querelles de familles ». Et c’est grâce à son réseau tentaculaire que les T.M. jouissent alors d’une influence quasi hégémonique sur la pensée française, prouvant que la littérature, si elle est engagée, peut devenir un guide pour la société. Dès leur parution, des articles comme « La nationalisation de la littérature », « La fin de l’Histoire », ou encore « La parole est action » provoquent certes beaucoup d’indignation, mais plus encore de vocations. En comblant le fossé qui séparait la presse de la littérature, les existentialistes touchent à leur but : fournir à l’après-guerre une idéologie nouvelle, au-delà des clivages politiques.
Ça ne durera pas… Après la folie existentialiste, voici venu le temps de la radicalisation : Sartre épouse la cause de la révolution marxiste, allant même jusqu’à affirmer que « tout anti-communiste est un chien » dans un numéro des Temps Modernes, alors que nombre de ses amis -Albert Camus en première ligne- refusent de fermer les yeux sur les crimes staliniens, que même l’idéologie communiste ne saurait justifier. La grande famille Sartrienne s’effrite, c’en est fini du temps béni où gaullistes, communistes, libéraux, catholiques et marxistes fraternisaient joyeusement. Même Beauvoir s’éloignera un temps de son maître et amant, pour se consacrer à son plus grand combat : la liberté des femmes. Le Deuxième sexe paraîtra en 1948.

Marine de Tilly.

M. Le Bris pour Transfuge, 12/2008


"Un roman, c'est un trois mâts dans une bouteille"

La beauté du monde, de Michel Le Bris, Grasset, 688 p., 21,90€.

Il a une sacrée gueule, Michel Le Bris. C’est un marin, c’est un breton. Avec ses cheveux longs, sa barbe blanche et son regard bleu marine, on le croirait échappé des pages de Moby Dick, ce qui, d’ailleurs, ne lui déplairait pas. Et en plus d’avoir la tête, il a surtout l’emploi. Amoureux fou d’une littérature ouverte aux vents du monde, celle de Melville, de Conrad ou de Jack London, Michel Le Bris la défend depuis toujours, la cultive, la réinvente. Ca a commencé par un roman : L’Homme aux semelles de vent, véritable manifeste pour une littérature aventureuse et voyageuse, l’esquisse d’un retour de la fiction. Et puis Le Bris a créé des collections consacrées à cette littérature ; chez Phébus, Payot (Coll. « Voyageurs »), à la Table Ronde (coll. Du « Grand dehors ») ou chez Flammarion. Il mettra même sur pieds une maison d’édition exclusivement dédiée à Stenvenson (Hoebeke). Et il y aura, enfin, la revue Gulliver, suivie de très près par la création du Festival Etonnants-Voyageurs, dont le but est de « rassembler tous les enfants de Conrad et de Stenvenson », et de « montrer que les écrivains français qui s’inscrivent dans ce courant de sensibilité ne sont « marginaux » qu’au regard de petites coteries mondaines qui veulent nous faire prendre leur nombril pour le centre du monde, mais qu’ils se situent dans le courant majeur de la littérature mondiale ». C’est dit. Cette année, c’est à Osa Johnson, pionnière du reportage animalier en Afrique, que Le Bris consacre sa Beauté du monde. Un « roman-monde » par excellence, qui enclot toute la fièvre d’une époque –les années 20-, entre le New York des « roaring twenties » et la jungle kényane.

Le roman d’aventure revient « à la mode », mais de votre côté, ça fait longtemps que vous lui êtes fidèle.
Il revient à la mode ? C’est vrai qu’il se passe quelque chose, particulièrement en cette rentrée, le romanesque revient, avec un souffle nouveau, et c’est signe d’une santé retrouvée. Mais c’est encore trop souvent de manière frileuse je trouve. Cette manie du roman au second degré ! On trempe le bout de l’orteil dans le grand fleuve de l’aventure mais on garde toujours le deuxième pied bien posé sur la rive. Bon sang, que les auteurs se jettent une bonne fois à l’eau, en prenant tous les risques ! La beauté du monde est un roman d’aventure, oui, mais on peut aussi bien dire que c’est un roman intimiste, la quête intérieure d’un personnage féminin qui m’a fasciné : Osa Johnson. Or il se trouve qu’Osa porte en elle le monde entier, alors évidemment on ne se retrouve pas avec une histoire d’anorexique claustrophobe. Son « moi » est un « moi-monde », ce qui donne un roman-monde. Quand j’étais gosse, j’étais fasciné par les marins qui, avec leurs gros doigts, faisaient rentrer avec une délicatesse incroyable des trois mats dans une bouteille : ils tiraient sur un fil et les mats se relevaient…. Pour moi, un roman, c’est un peu ça, c’est un trois mats dans une bouteille, la rumeur de la mer, la ligne d’horizon, le rêve de ce qu’il y a de l’autre côté ; le monde entier dans une bouteille.

Pourquoi avoir choisi de camper ce « roman-monde » dans les années 20 ?
Tant de choses se sont jouées dans ces années ! A New York, d’abord : la naissance d’un nouveau monde où tout est à réinventer. Une fantastique prise de pouvoir de la jeunesse, au sortir de la guerre, et particulièrement des femmes. 500 comédies musicales en même temps à Broadway, la naissance du jazz de ce que l’on va appeler le style « jungle », et la naissance de Harlem, où pour la première fois, la communauté noire s’invente une identité entre Amérique et racines africaines. Naissance aussi de l’ethnologie américaine, un regard nouveau tourné vers les autres cultures. L’exposition Braque-Picasso, chez Stieglitz, à New York, au milieu de masques africains et de statues polynésiennes interpelle les artistes : si les « sauvages » sont capables d’une pareille beauté, d’où vient notre capacité de création ? La vision du monde « sauvage » change, il n’est plus un ramassis de bêtes féroces à exterminer, mais peut-être un trésor de l’humanité à préserver. Et Martin et Osa Johnson seront les premiers à filmer de près ce monde sauvage, les premiers en proposer une autre vision, qui va entrer en résonance avec ce qui se joue à New York. Je suis fasciné par ce pont qu’ils vont tenir entre le New York de la modernité et le Kenya des premiers âges du monde. Mon pari était donc de faire entrer en résonance la trompette "jungle" de Bubber Miley à Harlem et le rugissement des lions du Kenya ! Ce qui résume tout : c’est en découvrant Osa, rayonnante au milieu des gorilles dans le film de Martin que Schoedsack à l’idée de King Kong. Kong, le roi des singes, amoureux de la belle, surgissant en plein cœur de New York…

D’où vous vient cette fascination pour le grand Ouest, pourtant loin de votre Bretagne natale?
J’en rêve depuis l’enfance. Je suis né au bord de la mer, et je crois que très tôt, la mer est entrée en moi : ce grondement, là, au dehors ! Ma maison était à vingt mètres de la mer, les nuits de tempête, c’était comme un monstre dehors, qui haletait, menaçant et tellement attirant : Kong ! Tout la puissance du monde… Une force indifféremment de destruction et de création : ce mystère me fascinait et me fascine toujours. Je savais que cette puissance-là était à la fois de destruction et de création. J’ai du être un gamin un peu exalté - je me revois encore, tout seul, après avoir vérifié que personne ne me regardait, déclamant la Légende des siècles face aux vagues déchaînées. Je ne me voyais pas confier mes tourments à mes camarades de classe, ils m’auraient trouvé un peu dérangé… Et j’en étais à me demander si je ne l’étais pas un peu — jusqu’à ce que je découvre des frères en esprit dans les livres.

Lesquels ?
Melville avec Moby Dick, Conrad, Stevenson, Jack London… En les lisant je me suis aperçu que n’étais pas seul, que je n’étais pas fou : eux aussi étaient hantés par ce mystère au cœur du monde. Jack London lui donnait même un nom : The call of the wild. L’appel non pas de la forêt comme on a l’habitude de le traduire bêtement, mais de cette puissance au cœur du monde : l’appel de la force. Qui est en nous aussi -ne sommes nous pas de ce monde ? Et que nous avons à découvrir en nous pour habiter le monde, particulièrement dans les situations extrêmes : face à la puissance déchaînée de l’océan, ou dans les immensités de l’Ouest américain, lorsque, confrontés à la toute puissance des éléments se rajoutait pour les émigrants le sentiment d’une dépossession de soi… C’est cela le sujet de tous mes livres, sous des angles différents : « the call of the wild ».

D’accord. Et cette puissance en soi, qu’en fait-on ? Indifféremment créatrice et destructrice dites-vous…
Dans Star Wars, Yoda, le maître des Jedi, dit à propos de Dark Vador : « il a été séduit par le côté obscur de la force ». Comment ne pas être séduit par le côté obscur, faire que cette force soit créatrice ? C’est le challenge de toute œuvre d’art. En éprouvant que nous ne sommes peut-être pas complètement de ce monde : qu’il y a en nous une autre force, très mystérieuse : l’imagination. La puissance plastique de l’imaginaire.

Et de la littérature ?
Un livre au fond, c’est quoi ? C’est faire tonner les tambours du monde, c’est faire descendre les dieux sur terre, les faire entrer en soi, c’est faire entendre ce grondement premier, que Jakob Boehme, qui tant influença Hegel disait, « l’Etre obscur dans le mystère de sa fureur». Autrement dit, il s’agit pour l’écrivain de mettre en œuvre –en œuvre d’art si possible- cette puissance, de la faire éprouver au lecteur. En révélant-contenant cette force dans une forme. Et c’est pour cela que le style est pour moi quelque chose de capital, une question de morale. Ne pas être séduit par le coté obscur. Le révéler, oui, sinon on est manipuler par lui. Mais contenu dans une forme. J’ai horreur de la complaisance face au mal, à l’horreur, aux tripes exhibées tripes sur la table. Et j’ai donc horreur d’une bonne partie de ce qui se prétend « création » contemporaine.

La mise en forme du mal, de l’horreur ou de la violence ne sont pourtant pas des exercices « faciles »…
Justement. Il ne s’agit pas de cacher ou de refouler quoi que ce soit ! Prenez l’exemple Martin Scorsese : au cœur des ténèbres, il y a chez lui, une quête d’une lumière perdue. Sans cette quête, ces films seraient insupportables. Depuis mon « Journal du romantisme » en 1981, je n’ai cessé de retourner les unes après les autres les théories esthétique du XXème siécle, dont on finira bien par comprendre qu’elles furent des machines de guerre des critiques, des idéologues, contre les créateurs, toutes —sauf le surréalisme — basées sur la destruction de l’idée même de beauté. Prenez le structuralisme linguistique : « tout est signe et système de signes »… Eh bien non : il y a un au-delà et un en deça du signe. Il y a de l’indicible. Et c’est même pour cela qu’il y a littérature, qu’il y a le poème. Qui dit quelque chose qui ne peut pas se dire autrement. Si tout était dicible, tout serait dit depuis longtemps. Et nous n’en ferions pas tant d’histoires. Mais justement : on en fait, depuis l’aube des temps. Dire que « tout est signe et système de signe » c’est réduire la littérature au « bien dire » d’un discours, à un jeu rhétorique. Sans intérêt…

Qu’est ce que vous appelez la beauté du monde ?
Ce qui naît de cette capacité que l’on a à créer de la beauté, à créer des formes. Qui renvoie à cette dimension d’une imagination créatrice. C’est face à tout ce qui prétend nous asservir et nous contraindre ce qui affirme cette dimension créatrice de l’homme. Et c’est donc, pour moi notre espérance majeure. A votre avis pourquoi la première chose que font les dictateurs, c’est de jeter les poètes en prison ? C’est absurde apparemment – que pèse un poème contre des chars ?— et pourtant, il faut faire taire les poètes — parce que les poèmes risquent toujours de nous reconduire à ce royaume intérieur, à notre dimension de grandeur, de liberté. C’est cette conviction qui sous-tend tout le livre.

Quelques dates :
1944 : Michel Le Bris nait à Plougasnou, en Bretagne.
1968 : Michel Le Bris a 24 ans, s’engage, et passe 8 mois en prison pour avoir dirigé le journal Révolutionnaire La cause du peuple.
1977 : Publication de L’Homme aux semelles de vents chez Grasset, son premier ouvrage, qui contraste avec « les prétentions des avant-gardes, le poids des idéologies, le nombrilisme prétendument si Français ». .
1990 : Première édition du Festival Etonnants-Voyageurs à Saint-Malo, sous totré : « Quand les écrivains découvrent le monde ».
2007 : Il est à l’initiative du Manifeste pour une Littérature-Monde réunissant 44 écrivains du monde entier écrivant en Français.

Marine de Tilly.

S. Bramly pour Transfuge, 12/2008



Viser juste

Le premier principe, Le deuxième principe, de Serge Bramly, JC Lattès, 615 p., 22€.

Il s’en fout, Serge Bramly. Il est libre. Avec ses yeux qui rient même quand sa bouche évoque des sujets graves, avec cette façon de tourner en dérision tout ce qu’il ne sait pas ou n’a pas su faire, Serge Bramly étonne, détonne. Tout dans son parcours semble, à l’écouter, être arrivé par hasard, par opportunité, ou par chance. Pourtant, aucun de ces trois éléments n’ont leur place dans son dernier roman, Le premier principe, le second principe, un livre au contraire extrêmement écrit, soigné et passionné sur l’histoire des services secrets français dans les années 80 ; un « romenquête » aurait dit BHL, mêlant faits historiques, personnages réels et hypothèses romanesques ; un complot parfait en somme, plein de toute une vie de travail, d’inspirations et de curiosités.

Après avoir quitté sa Tunisie natale en même temps que tous les juifs d’Afrique du Nord, c'est-à-dire en 1961, Bramly fait ses études à Paris, et passe son diplôme de Lettres modernes à Nanterre. Nous somme en 68, et pendant que « tout le monde était raide défoncé du matin au soir, dans une sorte d’euphorie généralisée », Bramly, un peu hippysant sur les bords, demande à être envoyé en Inde comme professeur de français. « Je n’en pouvais plus de la France, de cette vie absurde, de ces examens qui n’avaient aucun sens. J’avais marqué « Inde » sur mon dossier, on m’a répondu que le Pakistan, c’était pareil, et comme je ne savais même pas où c’était, je suis parti ». Quasiment chacune de ses phrases est ponctuée d’un petit éclat de rire, comme s’il passait son temps à se moquer de lui, comme si le fait de parler de lui l’amusait, comme si, tout simplement, il ne se prenait pas du tout au sérieux. Après le Pakistan, le Brésil : « Quand je suis arrivé au Brésil, je n’avais aucune idée sur rien du tout. Je savais juste que la France des années Pompidou m’emmerdait. Une sorte de supercherie m’a permis de monter un studio photo et de gagner beaucoup d’argent. Et j’en ai gagné suffisamment pour faire ce que je voulais, c'est-à-dire ne rien faire. » L’idée d’un putatif talent en matière de photographie ne semble pas lui avoir ne serait-ce qu’effleuré l’esprit. Mais Passons.
A force de « ne rien faire », Bramly publie quand-même deux ouvrages d’ethnologie, l’un sur les indiens d’Amérique du Nord, l’autre sur les religions afro-brésiliennes. A ce moment là, pour lui, le roman est encore un rêve : « J’avais commencé à l’époque cinq ou six romans, mais ils étaient tous aussi mauvais les uns que les autres ». Ce serait, encore une fois, juste « par coup de bol », que Bramly aurait finalement publié son premier roman, L’itinéraire d’un fou, accepté en une semaine par Flammarion et immédiatement couronné par le Prix del Duca en 1978… « J’étais en reportage à Iquitos, au Pérou. Il y a eu un soir d’orage, très violent, il faisait chaud, je me suis couché dans un état second. A mon réveil, le lendemain matin, je ne sais pas si j’avais rêvé, mais en tout cas j’avais, limpide dans un coin de ma tête, un chapitre entier et le plan d’un roman. C’est incroyable, mais il n’y avait plus qu’à recopier. Ce que j’ai fait. Et quand je relis ce livre aujourd’hui, avec le recul, la partie « dictée » -rires, encore-, dans ma transe comateuse, je la trouve relativement bonne, alors que tout le reste est nettement inférieur…. C’est une histoire de dingue, et vous devez me prendre pour un fou… ». Mais on l’a déjà dit, Serge Bramly s’en fout, car en effet, il doit être fou.
Fou de littérature en tout cas, surtout quand elle est sud-américaine. Carpentier, « l’idéal du romanesque », Cortazar aussi, mais par-dessus tout Borges, « l’idéal de l’écriture ». « Un jour, il fallait que je le vois, j’ai pris mon courage à deux mains, et je l’ai appelé. Il a été charmant. Je l’ai vu une heure le matin et une heure l’après midi pendant huit jours. Cette rencontre, c’est la grande leçon de littérature de ma vie. Par exemple, il m’a conseillé d’« oublier les inventions spectaculaires », de garder les yeux fixés sur l’essentiel, « pour les intrigues c’est la même chose, plus ça sera simple, plus ça sera efficace », de suggérer plutôt que d’imposer, « lorsque vous voulez inspirer la peur, ne prononcez jamais le mot ‘peur’. » En refermant Le premier principe, le second principe, en effet, on constate que l’élève a suivi, et de près, les conseils du maître. Pas de fioritures, pas de flagorneries : une intrigue simple, dense, maîtrisée, que l’on pourrait résumer ainsi : un photographe –dont on ne connaîtra jamais le vrai nom- propriétaire d’une Fiat Uno blanche, traquait une princesse Britannique –Lady Di-, avait pour ami un premier ministre français qui s’est suicidé dans d’étranges circonstance –Bérigovoy-, et un voisin de palier suisse et trafiquant d’arme qui a tout à voir avec la mort de la princesse britannique et du premier ministre français. Tout cela étant observé et rapporté par le narrateur, un analyste de la DGSE amoureux, comme Bramly, de la culture chinoise.
« Agir en totale liberté, sans offenser aucune règle ». Cette phrase de Confucius, Bramly en a fait son totem, son talisman littéraire. Dire vrai, « pour ne pas se foutre de la tête du lecteur ». Comme quoi, Bramly ne se fout pas de tout, finalement. Pour lui, la réalité constitue une trame romanesque comme les autres. Influencé par les séries américaines comme Les Sopranos, West Wing ou même Lost – « Il y a dans ces séries un art, un génie, une liberté de la narration qui a vingt ans d’avance sur la littérature »- autant que par Borges, Bramly nous livre là, de sa propre confession, son roman le plus abouti. Un texte efficace qu’il s’est sans doute « amusé » à écrire, dans le bon sens du terme. Une enquête qui l’a grisé autant qu’elle grise celui qui en lit les premières lignes ; à tel point qu’on se demande, une fois achevé, lequel du livre ou du lecteur a dévoré l’autre. Mais au fond ça aussi, on s’en fout complètement.

Marine de Tilly.

R. Jauffret pour Transfuge, 11/2008



"Toute oeuvre d'art est une atteinte à la vie"



Lacrimosa, de Régis Jauffret, Gallimard, 217 p., 16,50€.


Régis Jauffret en a par-dessus la tête de passer pour un romancier dissident, un rebelle, « l’enfant terrible de la littérature contemporaine », « le Bacon des cerveaux déglingués ». Lui, n’a pas du tout le sentiment de faire dans le « trash ». Ses livres, pour la plupart couronnés par la critique –entre autre, Univers, univers obtient Prix décembre 2003, Asile de fous le Femina en 2005, et Microfictions le grand Prix de l’Humour noir en 2007 – ne seraient que le reflet de notre société, et il se trouve que cette société est bien noire. Alors à ceux que l’écriture brutale, désespérée de Jauffret ne parle pas, à ceux qui continuent de ne le trouver que cynique, misogyne ou « sans cœur », lisez Lacrimosa. Car le cœur justement, Jauffret l’ouvre grand dans ce roman épistolaire qui, même s’il le conteste –il ne faudrait pas non plus avoir l’air trop dégoulinant « faire de la littérature, c’est avoir des couilles »-, a tout l’air d’une confession. La confession de l’homme et de l’écrivain à Charlotte, une femme qu’il a aimé, qui s’est suicidé, et qui lui répond d’outre-tombe. Avec une sincérité toute nue, à peine dissimulée derrière cet humour âpre qui lui colle à la plume, Jauffret se fait plus doux, plus intime, comme si, le temps d’un roman (pas d’une interview…), il avait baissé les armes. Un Bukowski presque repenti et devenu poète, on ne s’y attendait pas.


Jusqu’ici, vous nous aviez habitués à vous glisser dans la peau d’un nombre incalculable de personnages. Dans Lacrimosa, vous ne vous épargnez pas, c’est vous-même que vous disséquez. Auriez-vous soigné votre pudeur, levé le voile ?
Je ne sais pas si j’ai vraiment levé le voile, parce que je pense qu’on ne le lève jamais. Même quand on est extrêmement sincère et qu’on est dans la confession, ce qui n’était pas le cas ici, on ne dit jamais tout. Rousseau n’a pas dit dans ses Confessions ce qui le dérangeait vraiment, probablement parce qu’il ne le savait pas lui-même. C’est un peu ce que je pense de toute autobiographie. Dans ce livre, il y a bien sur une dimension autobiographique, ou d’ailleurs biographique tout simplement, puisque je parle d’un personnage qui a réellement existé, et de moi. Mais finalement même quand on parle de soi, ça reste de la fiction puisque c’est à travers soi que l’on se voit. C’est un point de vue, il y en aurait d’autres. Alors oui, cette histoire d’amour par delà la mort m’a permis d’être dans la sincérité absolue. Il y a de l’autocritique, mais il y a aussi la volonté, en mettant un peu d’ombre sur moi, d’obtenir une lumière un peu plus vive sur l’autre personnage.

Le suicide apparait toujours comme le seul salut de vos personnages. Dans Lacrimosa, c’est encore le cas. N’y a-t-il pas d’autres façons, pour vous, d’approcher, d’appréhender la mort ?
Mon but, quand je parle du suicide, a toujours été de le ridiculiser. Je n’ai jamais eu aucune affection particulière ou sympathie pour le suicide. Je trouve en plus que c’est un acte qui n’a rien d’un acte de liberté. Au contraire, c’est le moment où on est le moins libre : les gens qui se suicident en arrivent à un point où ils n’ont plus de choix, aucun libre arbitre. En clair j’en pense exactement le contraire de que l’on peut en dire d’ordinaire. De la même façon que je n’ai pas cette sorte d’amour romantique pour le suicide, je n’en ai pas plus pour la mort. Simplement, peut-être que je suis un peu plus proche de l’idée de la mort que d’autres. D’une façon générale, on a tous un sentiment d’éternité. Ce sentiment là, je l’ai eu, mais je l’ai perdu il y a longtemps. La mort m’apparait donc comme une dimension de la vie, en tout ca de la mienne. Et puis à partir du moment où on raconte une histoire, on est forcément amené à en raconter la fin, non ? Je comprends mal pourquoi ça choque autant, il suffit de regarder un dictionnaire : à côté du nom de la personne, il y a sa date de naissance et la date de sa mort, et ça n’a rien de morbide. Mais c’est vrai que l’on a l’habitude de l’oublier, sans doute à cause de l’avancée des technologies et de la médecine, qui veulent nous faire croire que l’on ne mourra jamais. Cette idée d’immortalité devient même parfois un argument politique. Nixon pendant sa campagne avait mis à disposition des milliers de dollars en disant : « on va vaincre le cancer ». Au fond, ca revenait presque à dire, dans le cadre d’un programme électoral, que l’on va mettre l’argent qu’il faut pour vaincre la mort. Et puis il y a ceux qui ont carrément le sentiment inverse. Je pense à Henry Miller, qui pensait à la fin de sa vie que c’était la mort qui l’avait oublié.


Charlotte vous reproche de n’écrire que sur la mort, de vous en nourrir livre après livre. Vous sentez-vous, comme elle le dit un peu « charognard »?
Je pense qu’a partir du moment où il y a une tentative, réussie ou pas, d’œuvre d’art, on est forcément en présence de la mort. Toute œuvre d’art est une atteinte à la vie, puisqu’on l’enferme dans un tableau, un livre, ou une photographie. C’est vrai, il n’y a rien d’aussi morbide qu’une photographie. Même une photo de famille où on peut voir des gens encore vivants, c’est une sorte de rapt cruel qui interrompt brutalement la vie. Dès qu’il y a représentation, il y a attentat sur la vie. D’autre part, pour voir les choses, je crois qu’il faut en voir la fin. Tout ça me parait assez normal et naturel. Si j’ai une obsession de la mort, elle n’est en tout cas pas dans la réjouissance. Par exemple en ce moment je regarde beaucoup de séries télévisées, et j’ai été beaucoup gêné par Six feet under : les personnages habitent dans un funérarium, ils sont croque morts, ils arrangent les cadavres et organisent les enterrements. J’en ai regardé une saison, je n’en regarderai pas deux ; cette proximité du cadavre m’a été assez déplaisante.

Toujours est-il que vos personnages souffrent plus qu’ils ne sont heureux, et meurent plus qu’ils ne vivent. Vous n’avez jamais essayé d’écrire le bonheur, ce bonheur qui n’est, comme vous le faites dire à Charlotte, « qu’une question de volonté »?
Si vous regardez la source de la littérature, c’est quand même la tragédie. Epouser sa mère et tuer son père ne sont pas vraiment des évènements heureux. La littérature en général part toujours d’un drame, d’un évènement qui bouleverse l’existence. Il faudrait peut-être arrêter de s’imaginer que l’artiste, l’écrivain, est une sorte de prostituée qui fait des fellations à tire larigot à la personne qui va le lire. L’écrivain n’est pas là pour mentir et pour bercer les gens. L’écriture, ce n’est pas de la politique. On n’est pas là pour flatter ou satisfaire les besoins des gens. Et si c’est une agression, moi je n’y peux rien. Prenez Madame Bovary. Ca ressemble à quelque chose de très lénifiant parce que c’est enseigné dans les écoles, mais à l’époque c’était quelque chose d’épouvantable, ça revenait quasiment à dire « les bourgeois sont des putes ». La scène de la calèche où ils font l’amour toutes fenêtres occultées, à l’époque, c’était extrêmement choquant, scandaleux, et pour le coup morbide puisqu’elle finira par se suicider. On ne retient que les beaux paysages, mais en fait c’était une histoire complètement pourrie. La recherche du temps perdu c’est la même chose. Aujourd’hui on s’est habitués mais imaginez le scandale au moment où il est sorti. Dans ce livre, il n’y a que deux personnages qui ne sont pas homosexuels : bizarrement, le narrateur, et le duc de Guermantes. A part ça ils sont tous homo, et pire encore, complètement mazo. Ils se retrouvent quand même, à la fin du livre, dans un bordel pour hommes où ils sont tous enchaînés, avec de jeunes soldats qui subissent les pires traitements ! Et après ça, on me dit que moi, je suis dans la cruauté ? Dans un siècle, si on parlait toujours de moi, je passerai vraiment pour Alphonse Daudet. Ce n’est que destruction, la littérature. Kafka ce n’est que destruction. L’époque actuelle, je me la coltine. Les gens qui ont dit que je ne parlais que de pédophilie, d’attentats et de mort devraient avoir honte. Prenez les journaux, vous n’avez que de la guerre, des attentats et des pédophiles. Il faut bien qu’à un moment donné, quelqu’un témoigne de ce qui a existé.

D’accord, laissons de côté le bonheur, ou même l’espérance. Dans Lacrimosa, il n’y a pas même de repos. Charlotte, même morte, continue de souffrir…
A partir du moment où vous faites parler des gens qui sont morts, on peut difficilement imaginer la foire. Si, de l’autre côté de la vie, il y avait le repos, il n’y aurait pas grand choses à en dire, ce serait le néant. Si j’avais raconté que dans le royaume des morts, il y avait des jeux télévisés, on faisait l’amour tout le temps, on s’empiffrait et on se bourrait la gueule, qu’est ce qu’on ne m’aurait pas dit… Il n’y a jamais de repos, sinon il n’y a plus rien, plus de création. Et il n’y a pas de création sans courage. J’ai écrit ce livre par nécessité, parce que je ne pouvais pas faire autrement. Il a fallu faire intervenir la notion de courage. Parce que pour faire de la littérature, il faut avoir des couilles. C’est peut-être pour ça que ce que je fais surprends parfois, parce que je suis courageux. Je ne dis pas que je suis un héros, mais il y a une tentative de ne pas baisser la tête, de ne pas courber l’échine. Et ça, ce n’est pas toujours apprécié, à l’heure où toute la société nous impose de vivre à genoux, de ramper.


En parlant de héros, justement, Charlotte vous reproche un égo surdimensionné, en plus de ne pas avoir su l’aimer. « Tu as toujours été la femme de ta vie », vous écrit-elle.
Déjà, je connais peu de gens qui n’ont pas un égo surdimensionné. En littérature, on se met en avant, sur une scène. C’est bizarre parce que vous ne poseriez pas cette question à Michel Drucker. Le fait d’apparaître pendant 50 ans derrière un écran de télévision, c’est avoir un égo surdimensionné aussi. Dans ce livre, je fais une sorte de nettoyage. J’aime bien essayer de tirer sur ce que je vois en moi, je trouve ça intéressant, de le détruire pour essayer d’obtenir autre chose.

De la même façon, en tant qu’écrivain cette fois, il y a vraie une volonté de « nettoyer » comme vous dites, de changer, de ne plus être cet « ecrivassier menteur et bavard » que vous décrivez.
Oui, il y un espoir de rédemption. J’aime bien que la critique, même la plus cruelle, soit présente dans mes livres. Et c’est aussi une façon de m’amuser de ce qu’on a pu dire de moi. J’ai ce côté « écrivassier », comme beaucoup d’écrivains, c'est-à-dire que je lutte un peu, je suis dans le marasme de l’écriture. On n’est pas forcément dans la splendeur quand on écrit. On cherche plutôt à aller au-delà de ce que l’on connaît, de soi et des autres. Je pense qu’on a tous en nous une grande part de médiocrité. Cela dit je ne tombe pas dans l’extrême parce que je me méfie beaucoup des postures. Je pense à Mishima, et à son côté écrivain qui se fait hara kiri, a-t-on vu quelque chose de plus grotesque ? Ou Montherlant, ce bœuf de Montherlant, qui s’est suicidé parce qu’il voulait mourir « en romain », a-t-on vu quelque chose de plus grotesque ? C’est comme Gide, qui avait décidé à un moment qu’il se mettrait un chapeau, pour se construire une stature, une allure. Je crois qu’on passe son temps à lutter pour devenir plus libre, et en ce qui me concerne j’essaye de ne pas m’enchaîner à une image, de me laisser la possibilité de changer.
Les derniers mots de Charlotte, qui sont aussi les derniers mots du roman, sont d’ailleurs optimistes : « Je suis fière de toi ». L’êtes-vous un peu aussi ?
C’était le seul but du livre. Je connais rarement la fin de mes livres, mais là je voulais arriver à cette phrase là. Et si je n’avais pas complètement raté mon coup, je pouvais l’écrire.

Finalement, la littérature n’est pas que mort, souffrance et destruction…
Mais la littérature, l’art, c’est le bonheur ! Par exemple, Proust, dont je vous parlais, c’est le bonheur. En fait c’est la confrontation avec la littérature ou la peinture, qui est le bonheur. Maintenant à l’intérieur, ce n’est pas le cas. Par exemple, les crucifixions qui ont été peintes depuis 2000 ans, c’est toujours un bonheur de les regarder, pourtant elles représentent la souffrance, et la croix est un instrument de torture. Dans un requiem, même chose, il n’y a que la mort, pourtant c’est sublime à écouter. En tant qu’auteur, l’écriture est l’activité au monde dans laquelle je suis à la fois le plus libre et le plus heureux. La lecture, c’est pareil. Si vous lisez, c’est pour éprouver un bonheur extraordinaire. Et pas besoin pour ça de ne lire que des histoires de chamalows. Ce n’est pas parce que les personnages d’un roman sont heureux que vous le serez aussi. Ca se saurait. Le bonheur, on le cherche tous, mais pas forcément avec des choses qui ont à voir avec lui.
Marine de Tilly.

P. Merot pour Transfuge, 11/2008


"J'aimerai que mes livres aident à vivre, à croire ou à espérer"

Arkansas, de Pierre Mérot, Robert Laffont, 353 p., 20€.

Pierre Mérot raffole des personnages poétiques à l’accomplissement éthylique certain. Probablement parce que les gens les plus désespérés sont souvent les plus drôles, leurs destins dilatés l’inspirent, alors il en fait des romans. Ajoutez à cela une langue singulière, à la fois grave et facétieuse, et vous aurez Mammifères, son premier succès critique et public, Prix de Flore 2003, vendu à plus de 35 000 exemplaires et traduit dans 12 langues. Cette année, Mérot revient avec Arkansas, un roman baroque sur la transmission littéraire et artistique à travers trois personnages si proches de la réalité qu’ils ne peuvent être qu’inventés… Kurtz, le « maître », qui ressemble beaucoup à Michel Houellebecq, Traum, « l’élève », avec qui Merot a un sacré air de famille, et Baragouin, le narrateur complice. François Court dit « Kurtz », est un auteur désenchanté « à la saloperie de talent », un peu imposteur sur les bords et qui s’est vite entiché du « star system ». Ses livres brûlants, son allure dévergondée, son insolence nihiliste et sa façon blasée de foutre de tout et de tout le monde ont fait de lui une sorte de bête de foire, « le porte-parole de la misère sexuelle occidentale ». Traum, de son côté, est un écrivain buveur aussi doué que raté. En se confiant Baragouin, il se souvient de son vieil ami Kurtz, de son ascension fulgurante et de son exil en Espagne, dans une propriété extravagante, « un phalanstère, une colonie sexuelle, une république sadienne » : Arkansas. S’attaquer plus ou moins directement à la figure, presque statuaire, de Houellebecq ; le pari était ambitieux. Arkansas l’est aussi, et Mérot sais de qui il parle car cette histoire, c’est peut-être un peu la sienne. Mais au fond, que Mérot règle ou pas ses comptes avec celui qui fut son ami ; qu’il l’assume un peu, beaucoup ou pas du tout importe peu. Car il a su y ajouter juste ce qu’il fallait de distance, de dextérité narrative et de savoir-faire romanesque pour en faire un texte brillant, son meilleur roman.

Quelle est la genèse de ce livre ? Vous vouliez écrire sur Houellebecq ou c’est votre personnage qui vous y a mené ?
Déjà je vais rectifier tout de suite le tir, Arkansas n’est pas un livre « sur » Houellebecq. D’ailleurs si les lecteurs s’attendent à y trouver des histoires, des scoops sur l’auteur des Particules Elémentaires, ils risquent d’être déçus. Arkansas, c’est d’abord un roman, et comme dans tous les romans, des personnages peuvent s’inspirer de personnes réelles. Mais pour revenir à votre question, l’idée de ce livre m’est venue de deux observations. La première est plutôt une question, à savoir « comment on termine quand on est totalement avalé, dépassé par le système ? ». J’étais sur une plage, en plein mois d’août, au moment où il y avait tout cet abattage médiatique autour du lancement du roman de Michel, La possibilité d’une île. Toute cette folie m’a mis un peu mal à l’aise, mais elle était romanesque. Du coup, un peu comme dans les livres de Conrad, où il y a des personnages complètement fous et mégalo, j’ai crée celui de Krutz – le nom vient d’ailleurs du héros d’Au cœur des ténèbres-. Alors oui, Kurtz s’inspire beaucoup de Houellebecq, mais je crois qu’il y a autant de lui que de moi dans ce personnage. Ma deuxième observation, plus concrète, m’en venue du succès très mitigé de L’Irréaliste, mon dernier livre. Ca ne m’a ni surpris ni déprimé, mais ça m’a quand même donné un coup de talon et je me suis vite plongé dans l’écriture d’Arkansas. Maintenant pour être franc, je n’ai jamais vraiment d’idée claire quand je me mets à écrire un livre. Je travaille au fil de la plume, avec une vague idée directrice. Je crois que ce qui compte, c’est chaque phrase, une à une.

Avez-vous envoyé votre livre à Houellebecq ?
Oui, bien sûr. Mais mes relations avec lui datent quand même un peu… On a été copains, on a même été proches, mais ça fait longtemps que ce n’est plus le cas. On a à nouveau eu un petit échange de mails à propos de ce livre parce que son agent littéraire s’inquiétait de ce qu’il aurait pu contenir de critique. La dernière réponse que j’ai eue, une fois le texte lu, n’était pas très fameuse. Michel n’était pas content du tout. En même temps c’est vrai qu’il y a un peu de caricature là dedans. Surtout dans la partie, alors là volontairement grossie, sur la secte. La dessus je l’avoue, je me suis bien amusé, et c’était peut-être un peu facile. Mais n’allez pas croire qu’Arkansas, cette résidence grotesque, a réellement existé ! Non, vous imaginez vraiment Houellebecq en grand gourou de cette cour de résidents temporaires rabelaisiens, sorte de bétail lobotomisé qui mange des « portions de camembert Carrefour et du velouté Liebig dans des assiettes en plastic » à heure fixe avant d’aller aux « cours de créativité » ou d’écriture, sous un dôme « à 300 000 euros » abritant les œuvres complètes de Kurtz (dans les trente cinq langues les plus usuelles), et qui finit, le soir, en orgie, les uns sur et/ou dans les autres ; tout cela au beau milieu d’un désert castillan ? C’est évidemment de la pure fiction, presque du délire. C’est comme mon titre. Arkansas. Il n’a pas vraiment d’explication, de logique ou de message caché ; aucune influence américaine non plus. Je voulais simplement entrer tout de suite dans l’étrangeté, donner le ton du livre.

A en croire Traum et sa relation avec Kurtz, vous n’êtes plus du tout proche de Houellebecq. Hommage ou vengeance ?
On ne s’est pas spécialement brouillés. Mais vous savez, Michel est quelqu’un qui se sépare de beaucoup de gens. Par exemple il était proche de Dominique Noguez, qui n’a plus non plus de nouvelles de lui, alors qu’ils étaient eux aussi très proches. Maintenant encore une fois je crois qu’il faut se méfier et ne pas faire d’assimilation systématique entre cette figure romanesque et Houellebecq. De toute façon, le personnage central, c’est Traum, et peut-être un peu Baragouin, son double. A côté il y a Kurtz, bien sûr, mais il n’est que la face obscure du narrateur. J’ai tenté de mettre en scène leur amitié, ou plutôt les relents de leur amitié déçue.

Une amitié déçue, et ambigüe aussi…
Il y a entre ces deux personnages à la fois de l’affection, c’est sûr, du respect, de l’admiration, et puis aussi une sorte de dépit. En plus d’un jugement assez mitigé de Traum quant au parcours de Kurtz. Mais c’est aussi -et j’allais dire surtout- le système qui est remis en cause. Ce système qui a fait de Kurtz, trop vite et trop fort, la coqueluche des médias, une sorte de super star de pacotille à l’égo plus grand que lui. Autrement dit quelqu’un ou plutôt quelque chose de disproportionné par rapport à ce qu’on attend d’un écrivain.

Et qu’attend-on, au juste, d’un écrivain ?
Le strict inverse de la vision sombre et sans salut du monde et des gens de Kurtz. Au début d’Arkansas, il dit : « Je suis lu par les classes moyennes. Mon style doit donc être moyen. Le monde est irrécupérable. Je n’ai aucun amour pour lui. C’est pourquoi mon style est bas et sans espoir ». A travers la voix de Traum, je prends le contre pied, et je lui réponds qu’écrire, c’est transmettre, et si possible, quelque chose de positif.

Transmettre, donc, en littérature comme dans tous les domaines de création.
Bien sûr. Prenez la figure de Bach par exemple: elle apparaît des les premières pages de mon livre, et c’est encore avec elle que le livre s’achève. Ce n’est pas anodin. Pour moi, Bach est le symbole par excellence d’une transmission certes un peu passéiste mais très humaniste, humble. Finalement, Bach, c’est quelqu’un qui m’aide à vivre. Tout simplement. J’aimerai qu’il se passe un peu la même chose avec mes livres, qu’ils aident à vivre, à croire ou à espérer en une époque qui n’est quand même pas terrible. Alors que pour Kurtz, c’est tout l’inverse : peut-être qu’il a très bien analysé le monde, mais il en propose une vision extrêmement sombre, sans salut, qui ne fera jamais avancer personne. Il méprise jusqu’au poisson qu’il déguste, un soir, au resautant : « Il mangeait son poisson bizarrement. Il l’avalait en gros morceaux, sans le découper. Il le soulevait vers sa bouche avec lassitude, avec une espèce de voracité lente et dégoûtée, et presque du mépris, si cela est possible. Il méprisait le poisson et le monde entier ». Transmettre, c’est tout le contraire de ce nihilisme glacial, c’est quand même donner ou écrire ce qu’il restera de nous. Si on ne transmet pas, il ne reste plus rien.

Et vous, qui vous a transmis quoi ?
Comme tous les gens qui écrivent, je lis beaucoup. Pour moi, la « transmission » s’est faite par Conrad, Boulgakov ou plus récemment Bret Easton Ellis. Je crois que les influences changent forcément en cours de route. J’ai commencé avec Chateaubriand, Gracq ou Modiano, avec Le Maître et Marguerite, une vraie rencontre. Aujourd’hui, et plus particulièrement pour un chapitre d’Arkansas, j’en suis arrivé à American Psycho. Mais le dernier grand choc que j’ai eu, je crois que c’était en lisant une nouvelle de Tchekhov. Ce n’est pas très « jeune » ! Mais pour ce qui est de la littérature contemporaine, j’aime beaucoup Régis Jauffret.
Marine de Tilly.

S. Veronesi pour Transfuge, 10/2008


Le sens de la famille

Chaos calme, de Sandro Veronesi, Grasset, 455 p, 21,90€.

Il a la tête de l’emploi. Tellement.
Avec ses cheveux épais et bouclés, ce regard immense qui fixe autant qu’il frise, ces bracelets plein le poignet gauche et un tatouage à l’intérieur du droit ; avec cette cicatrice qu’une barbe de trois jours met en valeur et ces mains qui en disent plus long que toutes les paroles du monde, rien à dire, Sandro Veronesi est rital et il le reste. Originaire de Prato, une petite ville du nord de Florence, le jeune étudiant en architecture n’était pas vraiment destiné à l’écriture. Après avoir soutenu une thèse sur Victor Hugo et l’architecture –« On connait mal cette facette du grand poète, mais Hugo a passé 35 ans de sa vie à travailler autour des monuments. C’est lui qui a crée la conscience de la construction moderne »-, Veronesi quitte sa province, « bien décidé à empoigner la vie ». Griffes aux genoux et rêves plein la tête, il débarque à Rome, « le seul endroit où l’on puisse aller sans richesse ». Jusqu’ici « rien d’original ou d’exceptionnel, ajoute-t-il, j’avais juste besoin de savoir que j’étais capable d’écrire ». Dans la ville aux sept collines, il est hébergé par son ami Vincenzo Cerami, scénariste –entre autre- de La vita e bella et de Pinocchio, et surtout élève de Pasolini : « Pendant cette période bénie, j’avais l’impression d’habiter dans un musée à la mémoire de Pasolini. J’ai découvert les contes de Canterburry dans son propre exemplaire, j’écoutais des disques de la Callas dédicacés de sa main, bref, c’est comme si j’avais vécu avec lui. » Plein d’admiration pour le grand réalisateur italien, il affirme avoir « rencontré son talent, sa force, à titre posthume ». Sans un sous en poche, Veronesi est alors, et de loin, le plus riche, « et le plus chanceux » insiste-t-il, des scribouillards de Rome. Car en plus de côtoyer les poètes disparus, il ne fait pas l’impasse sur les artistes vivants, et pas des moindres. Tous les matins, le jeune premier se prend un petit noir au comptoir d’en bas. Bien sûr, il a repéré que de l’autre côté du zinc, Nanni Moretti s’y arrêtait, lui aussi, quotidiennement. Mais il n’ose pas. Trop timide, impressionné. « On habitait le même quartier et je le voyais au bar. Il avait compris que j’étais là grâce à Vincenzo car tous les deux étaient amis. En fait, on s’épiait l’un et l’autre sans jamais faire le pas. Et Vincenzo finit par nous présenter, mais en réalité, nous nous connaissions déjà ». Vingt ans d’amitié plus tard, c’est Nanni Moretti qui interprète le rôle du héros de Cahos Calme, dans l’adaptation du best-seller à l’écran. Là-dessus encore, Veronesi, modeste, évoque la fortune. « Je cherchais un comédien pour interpréter Pietro, mais n’aurai jamais imaginé que Nanni vienne frapper à ma porte. Je n’aurai jamais osé le déranger, lui qui possède sa propre maison de production, qui est très occupé et tant demandé. C’est lui qui est venu. » Le génie de la lampe n’aurait pas mieux fait. Un vrai conte de fée. De la chance ? Laissons à Veronesi le bénéfice du doute. De toute façon dans ces métiers, ne pas avoir de chance est une faute professionnelle. Mais du talent, de l’audace et du travail, bien d’avantage. Déjà, dans Les Vagualâmes (Robert Laffont, 1993), premier ouvrage de l’auteur traduit en français qui traitait de l’attirance du héros envers sa demi-soeur, Veronesi avait été remarqué par sa liberté de ton, son ironie désinvolte et son goût de la transgression. Puis vint La Force du passé (Plon, 2002), émouvante fresque impressionniste de l’Italie contemporaine, tout de même traduit dans plus de 15 langues. Mais c’est avec Chaos calme que vient la consécration. Prix Strega (équivalent du Goncourt en Italie) en 2006, « l’extraordinaire qualité de l’ouvrage, émouvant et magistralement tissé » selon les dires du jury, vient d’être récompensée par le prix Méditerranée Etranger 2008. C’est l’histoire de Pietro Paladini : marié à Lara, père d’une fille de dix ans, Claudia, dirigeant d’une grosse société de l’audiovisuel. Un homme sans surprise au destin tout tracé. Jusqu’au jour où, au moment où il sauve par hasard une femme de la noyade, Lara s’éteint. Une vie contre une autre, comme un sale coup du destin. A l’épreuve du deuil, Pietro choisit le calme extérieur comme ultime réponse à son chaos intérieur. Pendant trois mois, il décide de rester devant l’école de Clara, à l’attendre, à attendre la gifle de la douleur. « Je voulais écrire sur un type standard qui subit un traumatisme, et qui décide de s’arrêter pour tenter de se soigner. C’est ça, le thème de ce roman, « prendre le risque de tout arrêter », et en même temps d’échouer ». S’il a mis 6 ans à écrire Chaos calme, c’est précisément parce que, lui aussi, il s’est arrêté. Veronesi n’est pas de ces auteurs qui ont besoin de souffrir ou de vivre mal pour écrire bien, au contraire : « Carmelo Bene, -écrivain, acteur, réalisateur et metteur en scène génial-, disait en parlant des comédiens que « ce sont les amateurs qui jouent de mémoire, alors que les professionnels lisent ». Pour les écrivains, je pense que c’est la même chose. Quand ils souffrent, les amateurs écrivent, alors que les professionnels se taisent ». Avec cette façon de rendre hommage à ses mentors, morts ou vifs, ou de les faire parler à sa place, Veronesi aimerait nous faire croire qu’il n’en est que le pâle imitateur, le sujet maladroit. Quand on lui pose la question de la fin, magistrale et pourtant si singulière, de Chaos calme, une fois encore il s’incline : « Je vais vous faire une confession. En convoquant tous les personnages, dans une sorte de tourbillon autour de Pietro, j’ai emprunté du talent à Fellini. C’est une image qu’il utilisait souvent. C’est un modèle magnifique dont je me suis servi ». Relisez la fin de Chaos calme. Peut-être est-elle un peu « Fellinienne », quoi qu’au fond, ca ne veuille pas dire grand chose. Ce qui marque en revanche, c’est cette plume rapide, rebondissante, qui semble s’être retenue durant 350 pages pour mieux se déchaîner en bouquet, tout comme le personnage, qui lui aussi décide d’en finir avec le deuil, du moins de l’affronter en face, enfin, et devant tout le monde. L’élève Veronesi, s’il en est vraiment un, n’a rien à envier à ses maîtres, bien au contraire. Il fait partie de cette race de gens simples, aussi humbles que doués, il est de ces artistes qui racontent des histoires sans en faire, bref, une espèce en voie de disparition. Surtout chez les auteurs. Surtout quand ils sont à succès.

A voir: Caos Calmo, film italien réalisé par Antonio Luigi Grimaldi, avec Nanni Moretti, Isabella Ferrari, Valeria Golino, et Charles Berling, Hyppolite Girardot et Denis Podalydès en troisièmes rôles.

Encadré : Veronesi en 6 dates :
1959 : Naissance Sandro Veronesi à Prato, au nord de Florence.
1985 : Il est diplômé en architecture à l’université de Florence, soutient une thèse sur Victor Hugo et la restauration moderne, un travail qu’il projette de publier l’année prochaine en Italie.
1993 : Sortie des Vagualâmes en français chez Robert Lafont.
2002 : La Force du passé est publié chez Plon, prix Campiello à sa sortie en Italie.
2005 : Sortie et succès immédiat de Caos calmo en Italie. Prix Strega en 2006 et Méditerranée en 2008 succédant à ses compatriotes Pietro Citati, Umberto Eco, Antonio Tabucci, Claudio Magris, mais également à l'écrivain turc Orhan Pamuk (2006). L’adaptation au cinéma est sortie en février 2008 en Italie, et à l’automne en France.
2007 : Sortie en Italie de Brucia troia, son dernier roman, pas encore traduit en français.


Marine de Tilly.

C. Montcouquiol pour Le Point, 10/2008


La mort au corps

Le sens de la marche, d’Alain Montcouquiol, Verdier, 116 p., 9,80€.

Il y a des histoires qui font de grands livres, mais qui raccourcissent, empêchent la vie de ceux qui les écrivent. A mesure que l’écrivain écrit, souvent, l’homme s’éteint. Peu de gens ont ce sens éblouissant de la mort, cette capacité de s’entraîner à mourir, tout en respirant. Certains artistes l’ont, et tous les toreros. Alain Montcouquiol est ou a été les deux. Longtemps, il a dévisagée la mort : dans la lumière, quand il défiait lui-même les toros, et puis dans l’ombre, quand il accompagnait Christian, son génie de petit frère, dans les arènes du monde entier. Aujourd’hui, Christian est mort. Une sale après midi de Pentecôte à Nîmes, les cornes d’un Miura de 540 kg, cruelles, ont inexplicablement épargné le « Nimeno ». Christian se retrouve paralysé à vie, ou plutôt à mort. Quelques mois plus tard, il se suicide, s’offrant ce que le Miura n’avait pas été capable de lui donner, regardant en face cette mort qu’il avait si souvent convoqué. Ce jour là, Alain sent passer sa propre mort à travers celle de son frère. Depuis, plutôt que de vivre, il écrit cette tragédie, encore et encore, pour ne pas la laisser s’échapper. C’est un choix, une folie, sublime et dérisoire, comme une faena. D’aucun diront qu’Alain Montcouquiol nage en pleine dépression, qu’à force de remuer le passé il s’interdit de faire le deuil de Christian, qu’il lutte désespérément contre « le sens de la marche ». Mais sans fêlure, la lumière ne passe pas. C’est elle qui éclaire les mots de Montcouquiol, comme elle éclaira jadis ceux de Lorca au lendemain de la mort d’Ignacio Sanchez Meijas, son amour de toujours. « C’est du torero que jaillissent l’ombre et la lumière », écrivait-il. De la même façon, c’est de son inconsolable déchirure que jaillissent les plus belles pages d’Alain Montcouquiol. Faut-il le regretter ? L’aficion est un asile, un exil, et l’on n’a jamais vu de fous ou d’apatrides heureux.
Marine de Tilly.

M. Enard pour Transfuge, 09/2008


Mathias Enard, explorateur d'âmes

Zone, de Mathias Enard, Actes Sud, 517 P., 22, 80 €.

Parfois, en refermant le livre d’un auteur que l’on avait jamais lu, on et pris d’une sorte d’excitation coupable. Comment avons-nous pu passer à côté de ce type là ? A-t-il écrit d’autres romans ? Où ? Quand ? Sur quoi ? Alors, instinctivement, on se jette dans la lecture de ses autres livres, ceux d’avant, avant l’électrochoc si singulier que provoque une vraie, une grande rencontre littéraire. Mathias Enard fait partie de ces auteurs là, si discrets qu’on les lit dans le sens inverse de la marche. On commence par le dernier, Zone, ce drôle de pavé, Iliade des temps modernes porté par une écriture tout aussi Homérique (le livre ne comporte qu’une seule phrase, et plus de 517 pages…). Et on termine par ses deux premiers textes, La perfection du Tir, intime journal d’un soldat en pleine guerre civile –« guerre civile », disons plutôt « guerre de civils », aime-t-il à répéter-, et Remonter l’Orénoque, troublante variation sur le corps blessé, la difficile rémission de la douleur. Encore désireux d’en avoir plus, comme rongés par un appétit insatiable de cette plume profonde, de ce fou de guerres et surtout de ce qu’elles font des et aux hommes, on fouille encore, et on finit par trouver d’autres de ses textes: des poèmes en lithographie, Travail de nuit, publiés en 1972 chez Franck Bordas, encore des poèmes, illustrés cette fois, Parfois entre nous et la mer, des traductions d’auteurs arabes, comme Ahmad Châmlou et Sayyâb, et même un essai burlesque détonnant, le Bréviaire des artificiers, qu’il qualifie lui-même de « manuel de terrorisme pour débutant ». « C’est fait pour faire rire, pour se moquer », commente-t-il en souriant des yeux, amusé par le malaise que peut provoquer ce genre de phrases interdites.

Il s’appelle Mathias Enard, donc. Et pendant qu’il écrivait –« je n’ai aucun souvenir de la première fois que je me suis mis à écrire, je crois que j’écris depuis toujours »-, il a étudié l’arabe et le persan aux Langes O’, accompagné un photographe-reporter au Liban au lendemain de la guerre, en 1991, étudié la littérature arabe à Damas, s’est installé deux ans en tant que coopérant dans un village du sud de la Syrie, avant de retrouver Beyrouth, de découvrir Tunis, de rentrer à Paris, de s’envoler pour Téhéran, et de se fixer à Barcelone, où il enseigne aujourd’hui l’arabe. « Se fixer » à Barcelone ? Certes, Enard y habite avec sa femme et ses enfants depuis dix ans, mais quant on a le voyage et la découverte au corps, on ne se « fixe » jamais complètement. Loin de « sa » grande Arabie, c’est en Italie qu’il fait une « dernière » échappée, à la Villa Médicis, le rêve de tous les auteurs : « S’installer là bas pour douze mois, c’est une parenthèse extraordinaire dans le temps et l’espace, c’est vivre presque comme un enfant, se plaindre si et quand on veut ; c’est gagner de l’argent en vivant dans un cadre magnifique à mi chemin entre le ciel et la terre, c’est une expérience hors du monde et de tout ».
C’est au cours de cette escapade à Rome qu’il commence le « chantier » de Zone, pose les premières pierres de ce qu’il appelle sa « grande entreprise de composition » : « Un peu comme quelque chose de musical, ou de pictural, j’avais l’ensemble du tableau devant moi, gigantesque, sous forme de 150 post-it étalés sur mon mur, avec une dizaine de personnages et autant d’histoires ». Ces « histoires » justement, qui peuplent les innombrables strates narratives de Zone, Enard les a rapportées de ses voyages dans le monde arabe et en ex Yougoslavie, de ses rencontres avec des combattants, victimes ou bourreaux. « Au fur et à mesure de mes pérégrinations autour de la méditerranée, j’ai eu envie de poursuivre le projet de La perfection du tir, en travaillant d’autres douleurs, d’autres personnages. Je me suis intéressé aux guerres de Yougoslavie, j’ai rencontré le plus de gens possible pour en parler, en savoir plus. Je suis rentré avec beaucoup de matériaux brut, et je ne savais pas vraiment ce que j’allais en faire. Avec tout ça sur les bras, j’ai pensé qu’il ne fallait pas en enlever, mais au contraire en rajouter, pour essayer de donner une idée de l’immensité des dégâts que provoquent les guerres civiles ». Une fois à Rome, tout cela formait un dessin qu’Enard travaillait, modifiait comme un peintre sur sa toile : « j’ajoutais plusieurs couleurs, des rouges, des jaunes, des noirs ». Résultat : une fresque impressionniste aux milliers de touches, un long voyage littéraire qui compte autant de kilomètres que de pages d’écriture.

Il n’est pas simple de « raconter » cette « Zone », périmètre dont les seules frontières sont celles de la souffrance, et qui s’étend, ou plutôt s’épand, autour de la Méditerranée, mère de toutes les batailles fratricides. Quand on lui demande, en quelques mots, de définir son roman, Enard hésite, bredouille, et se réfugie pour finir dans la plaisanterie : « C’est un grand roman d’aventure… Ca ne vous suffit pas ? ». Pas vraiment, non. Alors il reprend, plus sérieux : « Zone, c’est un récit fait de beaucoup d’histoires vraies, porté par un seul narrateur, Francis. Je pense que ce livre ressemble à la valise qu’il a au dessus de sa tête : pleine de papiers, de renseignements, d’archives, de dossiers plus ou moins secrets, de profils de bourreaux, de criminels de guerres, d’espions ou de traitres, de fiches les concernant, de disques informatiques…. En fait, c’est un documentaire de l’âme ». Ca y est, Enard semble satisfait de sa définition. Nous aussi. « Un documentaire de l’âme »… Si l’on ajoute « humaine » et « en temps de guerre », on approche en effet la vérité de ce livre insaisissable, à la frontière entre Le palais en noyer de Miljenko Jergovic, perle de la littérature balkanique qui retrace le parcours d’une famille croate à travers le siècle, et la fresque monumentale de Vollmann sur les guerres d’Allemagne et de Russie, Central Europe, couronnée par le Médicis étranger en 2007.

Assis dans le train Milan-Rome pour ce qui devrait être le dernier voyage de sa carrière professionnelle, le héros, Francis Servain Mirkovic, allias Yvan Deroy a, par précaution –et/ou reflexe-, menotté sa mallette à l’une des barres du filet à bagages. Demain, à Rome, il remettra ce « graal » rempli de toutes ses années de mission et d’investigation à un représentant du Vatican, contre 300 000 euros. Demain, à l’issue de cette dernière transaction, il pourra, peut-être, changer de vie, oublier, recommencer, aimer sa compagne: « fini, se répète-t-il, terminé, enfin pour moi le temps de l’ombre, une dernière valise et je vais rejoindre Sashka…, plus de listes plus de victimes de bourreaux d’enquêtes officielles ou non je change de vie de corps de souvenirs d’avenir de passé je vais tout jeter des yeux par la fenêtre hermétiquement close dans la grande masse noire du paysage, me purifier, plonger ». Mais la nuit risque d’être longue. Comme son héros, ou plutôt son « anti-héros qui rêve d’être Achille », Enard a souvent fait ce voyage, de Milan à Rome, lorsqu’il était pensionnaire à la Villa Médicis. « Je l’ai fait dans tous les sens, et des deux côtés du wagon. Mais il y en a un, dans le sens contraire de la marche, du côté gauche, que je n’ai jamais fait. Du coup je l’ai écrit. » Ce dernier côté, ce sera celui de Francis, en effet installé dans l’autre sens, adossé à son avenir, les yeux tournés vers le passé qui défile. La « Zone », voilà quinze ans que Francis la parcourt, d’abord soldat volontaire, comme ses amis Andrija et Vlaho, puis agent secret. Pendant que le sang coulait en Algérie, en Bosnie, au Liban, en Yougoslavie, en Israël ou en Palestine, ce franco-croate extrême-droitiste accomplissait, lui aussi, « sa part de carnage, de viols, de cruautés ». Difficile d’être un ange au milieu de l’enfer, Francis ne fut pas l’exception. Il fut du côté des bourreaux, de celui des guerriers, et aussi de celui des victimes, et à travers ses souvenirs, c’est tout le charnier géopolitique méditerranéen, de Zagreb à Beyrouth, en passant par le Caire, Gaza et tel Aviv qui défilent sous nos yeux. La violence de tout un siècle, porté et raconté par un seul homme, passager d’une nuit, en monologue : « Ce train, ce rythme, commente Enard, c’est la cadence de la locomotive qui vous tire de Milan à Rome, qui vous emmène quoi qu’il arrive. J’avais envie que le livre soit comme ça, qu’il vous attrape et qu’il vous emmène jusqu’à Rome, comme si on n’avait pas le choix. C’est une sorte de ligne droite, mais pleine de circonvolutions et de spirales. »

« Sans guerres, l’Histoire serait pétrifiée, le monde serait mort d’ennui », écrit Enard dans la présentation de Zone. Le monde, peut-être pas, mais la littérature sans doute. Car quand la fiction donne de si belles leçons à la plus insensée, la plus féroce des réalités humaines, on ne peut que s’incliner, apprécier, et remercier aussi. Comme chez Vollmann toujours, la guerre hante l’univers littéraire de Mathias Enard. Il est allé la chercher, tout autour de la « mare nostrum », il l’a caressée, il a rencontré ses acteurs, des deux côtés du canon, et il en a fait des livres forts et plein de souffle. Déjà, avec La perfection du tir et Remonter l’Orénoque, Enard avait fait de « cette pathologie de plus en plus répandue » un requiem. Avec Zone, il l’a réinvente pour mieux la défier, s’imposant au passage comme un grand romancier.
Marine de Tilly.