jeudi 19 février 2009

M. Pinçon-Charlot, dans Transfuge, 09/2007


Les getthos du gotha

Michel et Monique Pinçon-Charlot, Le Seuil, 293 p, 19€.



Alors comme ça, l’on pourrait être militant autrement qu’en brandissant une chipolata à la fête de l’huma ou en cassant du big mac dans un fast food américain à Millau. L’on pourrait être militant sans voter à gauche, sans appartenir aux classes populaires ou moyennes, sans bloquer le métro parisien deux fois par ans (au bas mot). Comme ne l’aurait jamais dit Giscard, la gauche n’aurait donc pas, en tout cas plus, le monopole de la revendication militante, de la réunion secrète et de la distribution de tracts. Voilà qui a tout l’air d’un scoop, et qui fait surtout immanquablement penser à cette publicité pour un jeu de grattage, qui mettait en scène des aristos prenant des cours de manifestation dans la cour du château, jaloux de devoir un jour partager leur statut de « riche » avec de simples joueurs de PMU.



Pour Michel et Monique Pinçon, directeurs de recherche au CNRS et grands manitous de l’histoire de la bourgeoisie, la question ne se pose même plus : il existe de toute évidence un militantisme de droite, bourgeois et mondain, où le blaser à boutons dorés a remplacé le bleu de travail, où les cocktails font office de réunions publiques et où un chéquier s’avère au moins aussi efficace que la bonne vieille occupation de mairie. Bien plus discret que celui que l’on connaît, - il est toujours plus facile pour les enquêteurs et les journalistes de recenser les associations dites de « démocratie participative » que de se faire inviter à la Maison de la chasse ou à l’Automobile club - ce militantisme de bonne société n’en est pas moins très ancien.

Dès le XIXème siècle, les réglementations de protection du patrimoine se mettaient en place pour sauver châteaux et hôtels particuliers de putatives invasions prolétaires. La loi sur les associations de 1901 fut pour sa part très vite utilisée par les grandes familles pour offrir un statut aux clubs, et pour organiser les sociétés de défense des lieux de vie de la haute société. Cela fait donc bien longtemps que grands bourgeois, aristocrates à chevalière, banquiers d’affaires et autres gens de famille vivent, vendent, achètent, organisent, se marient, et gouvernent entre eux, du haut de leur petit monde autarcique et bien réglé, sans être dérangés. On finirait presque par les oublier, tant leurs réseaux sont discrets, leurs maisons barricadées et leurs enfants parqués dans des écoles plaqué or inaccessibles à qui n’est pas fils de quelqu’un.

Et si les journaux ne sortaient pas chaque année le fameux numéro spécial « Maisons des riches », « Qui payera l’ISF cette année ? » ou « La vie de nos grandes familles », on les oublierait complètement, et volontiers… Touché. Et même coulé. Car c’est précisément ce qu’ils attendent, qu’on les oublie : la discrétion vaut de l’or, le leur, elle est le poumon d’un capital économique, culturel et social extrêmement difficile à percer pour qui n’est pas de la bande ; elle est une loi, un secret à conserver à tous les prix. Mais voilà, il se trouve que l’on ne peut comprendre une société sans en connaître les sommets, et que seule la connaissance de son fonctionnement et de ses totems peut donner des réponses à la question de l’accroissement des inégalités.

Sans complexes, Monique et Michel Charlot s’attachent dans Les Ghettos du gotha à briser l’omerta, mère des discriminations et des injustices de l’espace social. Ils attaquent cette fois ci l’expression « spatiale » de la classe dominante, leurs lieux de villégiature, et ils démontrent comment et à quel point la grande bourgeoisie est militante, défendant avec pugnacité et pragmatisme le symbole même de leur classe : le patrimoine. Petite leçon de collectivisme doré à l’intention de ceux qui voudraient en être.

Pour rester dans son ghetto, et surtout ne se mélanger sous aucun prétexte au menu peuple, le gotha est prêt à tout. Car s’il y a ghetto, c’est sur un mode volontaire, maîtrisé, soumis à de rudes contrôles, et n’est pas le bienvenu dans ces espaces privilégiés qui veut.

A Neuilly, la sélection est « naturelle », les familles qui débarquent sont choisies sur la taille de leur portefeuille, selon la logique du marché. Avec un revenu annuel médian de 36 924 euros et un mètre carré à 6 383 euros, le pourcentage de chance de croiser un pauvre venant gâcher le paysage est infime. Et si d’aventure, quelque nouveaux riche encore mal dégrossi venait à s’aventurer dans le coin, on se dit que « peut être, quand même, sait-on jamais, même si ce n’est pas l’idéal, bon, s’il a de l’argent…»
A Paris, cela se passe entre le Bois de Boulogne et le XVIème. Entre les quartiers résidentiels et les lieux publics qui n’en sont plus –le bois de Boulogne est colonisé par les clubs privés où ouvriers et autre smicards ne sont pas exactement les bienvenus-, la classe dominante s’amuse et se confond, s’active pour défendre ses acquis et envisager ceux de ses enfants.
En vacances, que ce soit en France ou a l’étranger, pas de relâche. Les palaces à travers le monde offrent aux nantis un accueil sans surprises pour des clients qui se retrouvent entre eux comme toujours, dans un souci de réaffirmation de leur importance comme toujours. Chaque année, à son arrivée dans le bunker pour riches, Monsieur est assuré de trouver sur la table de la chambre son champagne préféré et Madame les fleurs assorties à la couleur de ses yeux.

Autre moteur de la grande machine bourgeoise, les « cercles ». Sportifs, de détente, de théâtre ou culturels, présents dans tous les pays, les cercles font à grande échelle ce que font leurs membres à petite, à savoir entretenir entre eux des relations étroites, solides et durables. Par exemple, si vous êtes membre du Jockey Club de Paris, pas besoin de montrer patte blanche pour être reçus comme des princes au Knickerbrockers, club ultra chic New Yorkais à l’angle de la 62ème et de la Cinquième.
Car la bonne société est très organisée : depuis l’entreprise, avec les syndicats patronaux, jusqu’à la charité qui a ses associations (l’ordre de Malte par exemple), en passant par les nombreux cercles et clubs (Interallié, de l’Union, du Bois de Boulogne, Jockey Club, Polo….), on se mobilise, on s’engage dans la défense de leur patrimoine. Chaque membre apporte sa pierre et sa Visa à l’édifice, soucieux toujours de rassembler en un même lieu les élites culturelles, économiques et politiques.

Et pour que les rejetons ne soient pas en reste, il existe pour eux aussi un espace de choix : le rallye. Afin de développer au plus vite « l’esprit de cercle », autrement dit apprendre à valoriser son propre milieu, à en reconnaître les limites, et surtout, Grand Dieu, se trouver des maris et des femmes à la hauteur, les jeunes fils et filles de familles se retrouvent d’abord pour des « sorties culturelles », puis pour des « soirées de bridge », et enfin, le graal, pour les grandes soirées dansantes. Par la rigueur de son processus de cooptation, cette institution ne laisse aucune place à l’à peu près.

Nul besoin de statisticiens ou de sociologues pour définir les frontières du rallye, encore une fois, la ségrégation sociale et spatiale est soigneusement orchestrée par la haute société elle même.

On l’aura compris, pour être pleinement goûtée, la fortune a besoin de se retrancher, de se mettre à l’abri. Non pas qu’elle soit menacée à l’extérieur de ses places fortes, mais les postures et l’allure générale, la gestuelle, la manière de se vêtir, de se coiffer, de manger ou même de téléphoner sont trop importantes pour être influencées par de mauvaises habitudes prises au-delà des barrières invisibles entre riches et moins riches. Alors mieux vaut prévenir que guérir, on s’enferme, et on enferme ses enfants. Et puis, il y a le charme irrésistible de cet « entre-soi » primitif, le plaisir très universel de partager avec ses semblables le quotidien, d’unir progéniture, pouvoir et compétence, à l’abri des « regards indiscrets ». C’est un état d’esprit, une école, un sacerdoce, la vie de grand bourgeois...Il paraît que l’argent ne fait pas le bonheur…En attendant, bien mal acquis profite toujours. « Chez ces gens là, on ne pense pas monsieur, on ne pense pas, on compte.»
Marine de Tilly.

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