vendredi 27 février 2009

H. Bauchau, pour Transfuge, 01/2008


Le vieil homme et la plume

Le boulevard périphérique, d’Henry Bauchau, Actes Sud, 255 pages, 19,50 €

Il a ce regard des âmes fortes. Trouble et éclairant. Ce regard mouillé de 94 ans qui vous raconte les histoires que sa trop lente élocution ne peut plus mettre en mots ; un regard qui enseigne sans parole. Dans ses yeux couleur coquard, l’espérance semble se jouer du temps qui passe. Trop fidèle à la vie, à l’écriture, Henry Bauchau vit comme s’il était éternel. « La perception de la fin est très obscure, même comme quand on est très âgé comme moi. Malgré tout, on est dans la vie ». A l’heure où bien des vies s’éteignent, la sienne garde le cap. Il est un « survivant », comme il s’amuse à le répéter. Survivant de sa propre existence, de ses errances, de ses obscurités, de ses rencontres avec la mort. Dans Le boulevard périphérique, à paraître en janvier, Bauchau confronte son narrateur à la mort, encore. Alors qu’il accompagne Paule, sa belle-fille dans son combat contre le cancer, il se souvient de son meilleur ami, Stéphane, capturé et tué par un SS trente-cinq ans plus tôt dans des circonstances jamais élucidées. Bousculé par le destin de Paule, traqué par le fantôme de Stéphane autant que par celui de son bourreau, un génie du mal, le narrateur tente d’apprivoiser la mort qu’il porte en lui. Un roman intense, intemporel, à l’image de la vie de son auteur.
Né avec la guerre en 1913, Henry Bauchau fait très tôt connaissance avec la souffrance. L’avancée brutale des troupes allemandes, l’éclatement de sa famille, l’embrasement de la maison de sa mère –qu’il évoquera avec amertume dans L’incendie Sainpierre - sont les premiers chapitres d’une enfance sans joie. Après l’enfance, qui déjà, plonge le jeune garçon dans un malaise intérieur profond, vient l’âge adulte, marqué par de vaines conquêtes, de cruelles défaites. Soldat, journaliste, avocat au barreau de Bruxelles, éditeur en 1946, fondateur et directeur d'une école de jeunes filles de 1951 à 1975, Henry Bauchau s’est cherché partout, sans se trouver nulle part. C’est sa première psychanalyse, auprès de Blanche Reverchon, -épouse du poète Pierre Jean Jouve et traductrice de Freud en France- qui libérera ses premiers textes. Découvrir l’écriture, en même temps que les abysses du subconscient, fut pour Bauchau une révélation, une révolution. « J’écris pour me parcourir », disait Henri Michaux. De 1946 à 1951, pendant toute la durée de son analyse, Bauchau lui aussi se sillonne, se visite, parcourt la peau du monde. De son voyage intérieur, il rentrera plus fort, prêt à écouter à son tour. Devenu psychanalyste, Bauchau l’accoucheur d’âme explore alors les ténèbres des autres, dans sa vie comme en littérature. Il revisitera, entre autre, les mythes d’Antigone, Oedipe, Orphée, et Diotime dans son « cycle mythologique » (Œdipe sur la route, Diotime et les lions, Antigone, tous trois chez Acte Sud), et retracera le chemin douloureux d’un adolescent psychotique vers l’énergie créatrice dans L’enfant bleu.
Que ce soit dans ses romans, ses poèmes ou ses pièces de théâtre, il est un personnage qui traverse poétiquement toute l’œuvre de Bauchau : l’espoir. Quand d’autres choisissent la noirceur, l’absurde ou l’humour pour se guérir des griffes de la vie, Bauchau préfère l’espoir. « Lorsqu’on est médecin, comme lorsque l’on est enseignant, comment pouvez-vous vous passer de l’espoir ? C’est impossible. Moi qui ai longtemps été psychanalyste, je sais que c’est une profession que l’on ne peut pas exercer sans espoir. » Arche immobile et tiède, l’espérance est, une fois encore, au cœur de son Boulevard périphérique. « Nous tendons tous vers quelque chose, mais nous nous heurtons aux difficultés perpétuelles de la vie. Sur le boulevard périphérique, nous sommes arrêtés fréquemment par les autres, obligés de nous maintenir à une certaine vitesse, ce qui nous empêche même de regarder ce qu’il se passe au dehors. C’est une image de la vie telle qu’elle est, avec ses soubresauts, ses moments où l’on peut accélérer, et ceux aussi où on sort de l’embouteillage. Si on cherche à forcer, on se met en colère, on klaxonne. Mais si on accepte l’événement, en « espérant » qu’il évolue, on conduit sereinement. Je crois que l’acceptation des choses comme elles sont les remet dans la voie droite, dans la file qui roule. Paule, et mon narrateur, c’est exactement ça. ». Quelle que soit la question posée, de toute façon, il trouve le moyen d’y répondre par l’espoir.
Assis dans son fauteuil, avec cette façon de se pencher toujours plus près pour être sûr de bien entendre, et d’être bien entendu, Bauchau lutte contre le temps avec l’humilité du sage. Quant à son œuvre, elle fut elle aussi, patiente, et son succès tardif. Celui qui découvrit la littérature avec Un cœur simple de Flaubert à 13 ans, entra en écriture à 45, acheva son Antigone à 84, L’Enfant bleu à 90, et son journal l’année dernière. Henry Bauchau a traversé le XX ème siècle et l’a même dépassé. A travers plus de trente ouvrages de poésie, de réflexion et de fiction, il a exploré les cavernes de sa « condition de mortel » jusqu’à les embrasser complètement. Comme ses personnages, il est un inconnu célèbre, un héros trop discret qui a su composer entre « les lumières intermittentes de Dieu », et les ténèbres de l’inconscient.
Marine de Tilly.

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