samedi 21 février 2009

M. Davis, pour Transfuge, 01/2008


Petite histoire de la voiture piégée

Mike Davis, collection « Zones », La Découverte. 249 pages

Si l’on se passerait volontiers des considérations politico-religieuses de Mike Davis, un peu superflues dans ce type d’ouvrage « historique » et non pas « d’opinion », l’essayiste américain nous ouvre avec cette Petite histoire de la voiture piégée les annales inédites d’une arme cruelle et singulière. Précis, écrit et très bien documenté ; une somme indispensable.

« Par une journée ensoleillée de septembre 1920, quelques mois après l’arrestation de ses camarades Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, un immigrant anarchiste assoiffé de vengeance, Mario Buda, gara son chariot tiré par un cheval aux abords du croisement de Wall Street et Broad Street, près du nouvel édifice du bureau de garantie des métaux précieux et juste en face du siège de J.P Morgan and Company. Avant de descendre avec nonchalance de son véhicule et de disparaître incognito dans la foule de midi, peut-être Buda lança-t-il un salut ironique en direction des « barons voleurs » inconscients de la menace ». Difficile de faire plus alléchant, comme accroche. Les princes du polar n’auraient pas fait mieux. Et pourtant, il ne s’agit pas là de l’incipit d’un roman policier, mais bien du récit du premier attentat à la voiture piégée de l’Histoire. Quelques minutes plus tard sur ce trottoir de Wall Street, plus de chariot, de cheval ou de passants nez au vent…, plus rien, sauf des cendres, la fumée, et des corps inanimés gisants sur le sol. « Par une journée ensoleillée de septembre 1920 » donc, Buda venait d’inventer le premier prototype de la voiture piégée : une arme furtive, peu coûteuse, simple d’utilisation et aveuglément meurtrière.

Facile à organiser, du point de vue opérationnel (il vous suffit d’avoir une fourgonnette, une voiture, même un vélo), n’exigeant qu’une connaissance très élémentaire des explosifs (« dégagez un grand volume de gaz porté à haute température, et vous aurez une explosion », cf cours de chimie en seconde) , particulièrement bon marché (on peut éliminer 50 personnes avec une voiture volée et 500 dollars d’engrais chimique et d’électronique de contre bande en poche), totalement anonyme (garer une voiture dans un espace urbain, en pleine rue et en pleine journée, quoi de plus naturel ?), spectaculaire et efficace (les dommage collatéraux sont inévitables : grand nombre de victimes, vent de panique et médiatisation assurés) ; la voiture piégée est à portée de tous. « Démocratisant » le crime, elle représente la seule arme qui nivèle de façon aussi radicale la capacité offensive des puces et des éléphants du terrorisme mondial.

« Bombardier du pauvre » ou méthode inavouée des services secrets, la voiture piégée a évolué avec le temps et les techniques nouvelles. Jusqu’en 1960, ce fut la grande époque de la dynamite. Quand en 1927, un agriculteur fou du Michigan fait sauter une école (38 enfants assassinés) avant de lâcher une voiture piégée sur les survivants, l’Amérique doit faire face à ce que le Pentagone désigne pour la première fois comme un VBIED : « Vehicle Borne Improvised Device », soit « Engin explosif improvisé transporté par véhicule », autrement dit, la version motorisée et maintenant officiellement identifiée du chariot de Buda. A Jérusalem en 1948, les militants du groupe Stern (l’aile la plus extrémiste du mouvement sioniste en Palestine), ont eux aussi recours au véhicule piégé sur le front de mer de Jaffa. Dissimulée dans une cargaison d’oranges, l’explosion de dynamite fut sans précédents. En 1952 et 53, durant les derniers jours de l’Indochine française, c’est au tour de Saigon d’être frappée par ce terrorisme « facile ».

En 1961, fini la dynamite : Dans l’espoir de faire échouer les négociations d’Evian entre les émissaires du Général et les dirigeants algériens, l’OAS imagine une nouvelle recette : le plastic. Pendant le seul mois de juillet, 380 charges explosent dans tout le pays, utilisant quelques 4 132 kg de plastic. Quelques mois plus tard à Oran, un autre attentat au plastic faisait couler le sang de 30 civils, et l’encre de Camus dans La Peste. Très vite récupéré par la mafia sicilienne pendant et après la guerre civile de la Cosa Nostra, le plastic devient l’ingrédient maître de la violence méditerranéenne, aussi tristement banal que les olives dans la cuisine locale. La Corse ne sera pas en reste. Dès 73 le Fronte Paesanu Corsu de Liberazione (FPCL, ancêtre du FLNC), se met à « plastiquer » lui aussi, avant d’adopter la voiture piégée comme stratégie publicitaire d’accès rapide au leadership du camp nationaliste.

Après le temps de la dynamite et du plastic, voici venu celui du nitrate fioul. Beaucoup plus puissant que ses prédécesseurs, ce mélange de fioul et de nitrate d’ammonium découvert par hasard sur un campus américain signe le début d’une nouvelle page dans l’histoire de la guérilla urbaine. En 1972, il tombe entre les mains de l’IRA, juste à temps pour leur campagne d’attentats contre la Belfast britannique. « On peut parier, écrit Mike Davis, que les apprentis terroristes étrangers, tout particulièrement au Moyen-Orient, observèrent avec le plus grand intérêt cet usage stratégique des voitures piégées au nitrate-fioul ». Justement. Les explosions au camion piégé, spécialité du Hezbollah, commencent leur ballet funèbre au Liban en 1981. Alors que Beyrouth s’enfonce dans la guerre, la CIA et le KGB se renvoient la balle à coups d’attentats à Moscou, Kaboul et dans toute l’Europe. Dans le code de stricte réciprocité qui régit alors la Guerre froide, la voiture piégée se banalise et s’échange, elle voyage. Fervents admirateurs des techniques kamikazes du Hezbollah, les Tigres de Libération de l’Eleam tamoul (mouvement sécessionniste sri-lankais) testent eux aussi l’efficacité coupable de la voiture piégée. Animés par un véritable culte de la mort (chaque militant portait autour du coup une capsule de cyanure à avaler en cas de capture), les « Tigres noirs » organisent impunément des dizaines de massacres à la voiture piégée. Souvent comparés aux Tigres tamouls pour leur opiniâtreté, les nationalistes basques ouvrent à leur tour les hostilités en 1979, jusqu’à leur apogée en 2002, quand plusieurs voitures piégées dévastent une demi-douzaine de succursales du Corte Inglés à Madrid, Bilbao et Saragosse.

De ripostes en vengeances, la gangrène pourrit la planète, et le mal se mondialise : Lima (en 92, l’équivalent en nitrate fioul d’une demie tonne de TNT est lâché sur le quartier de Miraflores, ce qui lui vaudra le surnom de « Beyrouth des Andes »), Bombay (257 morts lors de l’explosion de la mosquée d’Ayodha en 93), Manhattan (attentat de 1993 contre le World Trade Center), Nairobi, Oklahoma city, Buenos Aires, Londres (frappée trois fois en 5 ans, entre 93 et 96).. ; En dix ans, aucun état, développé ou pas, n’échappera à la barbarie. D’après Mike Davis, on compte 1050 morts et près de 12 000 blessés dus à des attentats à la voiture piégée entre 1992 et 1998, et dans 13 villes différentes. Un siècle se termine, et pas la barbarie. L’enfer Irakien devient en ce début de millénaire l’épicentre du phénomène, et selon Davis, plus de 9000 victimes, civiles pour l’essentiel, ont péri dans des explosions de véhicules piégés, entre juillet 2003 et juin 2005. Si Bagdad et Falloujah détiennent tous les records, c’est en Afghanistan que l’on constate la plus forte augmentation d’attentats à la voiture piégée depuis le début de l’année 2006.

« Une arme complexe rend le fort encore plus fort, tandis qu’une arme simple donne des griffes au faible », écrivait Orwell dans les colonnes de Tribune le 19 octobre 1945. « Reste à faire pénétrer ce type de sens commun dans le crâne obtus des politiciens et des fonctionnaires de police fascinés par l’idée utopique qu’on puisse « vaincre les terroristes » à coup de surveillance panoptique, de détection ionique, de barrages routiers et, comme il se doit, de suspension permanente des libertés publiques », s’indigne Davis. La solution ? Le désarmement des esprits, peut être. Pas mieux.
Marine de Tilly.

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