mercredi 1 avril 2009

R. Jauffret pour Transfuge, 11/2008



"Toute oeuvre d'art est une atteinte à la vie"



Lacrimosa, de Régis Jauffret, Gallimard, 217 p., 16,50€.


Régis Jauffret en a par-dessus la tête de passer pour un romancier dissident, un rebelle, « l’enfant terrible de la littérature contemporaine », « le Bacon des cerveaux déglingués ». Lui, n’a pas du tout le sentiment de faire dans le « trash ». Ses livres, pour la plupart couronnés par la critique –entre autre, Univers, univers obtient Prix décembre 2003, Asile de fous le Femina en 2005, et Microfictions le grand Prix de l’Humour noir en 2007 – ne seraient que le reflet de notre société, et il se trouve que cette société est bien noire. Alors à ceux que l’écriture brutale, désespérée de Jauffret ne parle pas, à ceux qui continuent de ne le trouver que cynique, misogyne ou « sans cœur », lisez Lacrimosa. Car le cœur justement, Jauffret l’ouvre grand dans ce roman épistolaire qui, même s’il le conteste –il ne faudrait pas non plus avoir l’air trop dégoulinant « faire de la littérature, c’est avoir des couilles »-, a tout l’air d’une confession. La confession de l’homme et de l’écrivain à Charlotte, une femme qu’il a aimé, qui s’est suicidé, et qui lui répond d’outre-tombe. Avec une sincérité toute nue, à peine dissimulée derrière cet humour âpre qui lui colle à la plume, Jauffret se fait plus doux, plus intime, comme si, le temps d’un roman (pas d’une interview…), il avait baissé les armes. Un Bukowski presque repenti et devenu poète, on ne s’y attendait pas.


Jusqu’ici, vous nous aviez habitués à vous glisser dans la peau d’un nombre incalculable de personnages. Dans Lacrimosa, vous ne vous épargnez pas, c’est vous-même que vous disséquez. Auriez-vous soigné votre pudeur, levé le voile ?
Je ne sais pas si j’ai vraiment levé le voile, parce que je pense qu’on ne le lève jamais. Même quand on est extrêmement sincère et qu’on est dans la confession, ce qui n’était pas le cas ici, on ne dit jamais tout. Rousseau n’a pas dit dans ses Confessions ce qui le dérangeait vraiment, probablement parce qu’il ne le savait pas lui-même. C’est un peu ce que je pense de toute autobiographie. Dans ce livre, il y a bien sur une dimension autobiographique, ou d’ailleurs biographique tout simplement, puisque je parle d’un personnage qui a réellement existé, et de moi. Mais finalement même quand on parle de soi, ça reste de la fiction puisque c’est à travers soi que l’on se voit. C’est un point de vue, il y en aurait d’autres. Alors oui, cette histoire d’amour par delà la mort m’a permis d’être dans la sincérité absolue. Il y a de l’autocritique, mais il y a aussi la volonté, en mettant un peu d’ombre sur moi, d’obtenir une lumière un peu plus vive sur l’autre personnage.

Le suicide apparait toujours comme le seul salut de vos personnages. Dans Lacrimosa, c’est encore le cas. N’y a-t-il pas d’autres façons, pour vous, d’approcher, d’appréhender la mort ?
Mon but, quand je parle du suicide, a toujours été de le ridiculiser. Je n’ai jamais eu aucune affection particulière ou sympathie pour le suicide. Je trouve en plus que c’est un acte qui n’a rien d’un acte de liberté. Au contraire, c’est le moment où on est le moins libre : les gens qui se suicident en arrivent à un point où ils n’ont plus de choix, aucun libre arbitre. En clair j’en pense exactement le contraire de que l’on peut en dire d’ordinaire. De la même façon que je n’ai pas cette sorte d’amour romantique pour le suicide, je n’en ai pas plus pour la mort. Simplement, peut-être que je suis un peu plus proche de l’idée de la mort que d’autres. D’une façon générale, on a tous un sentiment d’éternité. Ce sentiment là, je l’ai eu, mais je l’ai perdu il y a longtemps. La mort m’apparait donc comme une dimension de la vie, en tout ca de la mienne. Et puis à partir du moment où on raconte une histoire, on est forcément amené à en raconter la fin, non ? Je comprends mal pourquoi ça choque autant, il suffit de regarder un dictionnaire : à côté du nom de la personne, il y a sa date de naissance et la date de sa mort, et ça n’a rien de morbide. Mais c’est vrai que l’on a l’habitude de l’oublier, sans doute à cause de l’avancée des technologies et de la médecine, qui veulent nous faire croire que l’on ne mourra jamais. Cette idée d’immortalité devient même parfois un argument politique. Nixon pendant sa campagne avait mis à disposition des milliers de dollars en disant : « on va vaincre le cancer ». Au fond, ca revenait presque à dire, dans le cadre d’un programme électoral, que l’on va mettre l’argent qu’il faut pour vaincre la mort. Et puis il y a ceux qui ont carrément le sentiment inverse. Je pense à Henry Miller, qui pensait à la fin de sa vie que c’était la mort qui l’avait oublié.


Charlotte vous reproche de n’écrire que sur la mort, de vous en nourrir livre après livre. Vous sentez-vous, comme elle le dit un peu « charognard »?
Je pense qu’a partir du moment où il y a une tentative, réussie ou pas, d’œuvre d’art, on est forcément en présence de la mort. Toute œuvre d’art est une atteinte à la vie, puisqu’on l’enferme dans un tableau, un livre, ou une photographie. C’est vrai, il n’y a rien d’aussi morbide qu’une photographie. Même une photo de famille où on peut voir des gens encore vivants, c’est une sorte de rapt cruel qui interrompt brutalement la vie. Dès qu’il y a représentation, il y a attentat sur la vie. D’autre part, pour voir les choses, je crois qu’il faut en voir la fin. Tout ça me parait assez normal et naturel. Si j’ai une obsession de la mort, elle n’est en tout cas pas dans la réjouissance. Par exemple en ce moment je regarde beaucoup de séries télévisées, et j’ai été beaucoup gêné par Six feet under : les personnages habitent dans un funérarium, ils sont croque morts, ils arrangent les cadavres et organisent les enterrements. J’en ai regardé une saison, je n’en regarderai pas deux ; cette proximité du cadavre m’a été assez déplaisante.

Toujours est-il que vos personnages souffrent plus qu’ils ne sont heureux, et meurent plus qu’ils ne vivent. Vous n’avez jamais essayé d’écrire le bonheur, ce bonheur qui n’est, comme vous le faites dire à Charlotte, « qu’une question de volonté »?
Si vous regardez la source de la littérature, c’est quand même la tragédie. Epouser sa mère et tuer son père ne sont pas vraiment des évènements heureux. La littérature en général part toujours d’un drame, d’un évènement qui bouleverse l’existence. Il faudrait peut-être arrêter de s’imaginer que l’artiste, l’écrivain, est une sorte de prostituée qui fait des fellations à tire larigot à la personne qui va le lire. L’écrivain n’est pas là pour mentir et pour bercer les gens. L’écriture, ce n’est pas de la politique. On n’est pas là pour flatter ou satisfaire les besoins des gens. Et si c’est une agression, moi je n’y peux rien. Prenez Madame Bovary. Ca ressemble à quelque chose de très lénifiant parce que c’est enseigné dans les écoles, mais à l’époque c’était quelque chose d’épouvantable, ça revenait quasiment à dire « les bourgeois sont des putes ». La scène de la calèche où ils font l’amour toutes fenêtres occultées, à l’époque, c’était extrêmement choquant, scandaleux, et pour le coup morbide puisqu’elle finira par se suicider. On ne retient que les beaux paysages, mais en fait c’était une histoire complètement pourrie. La recherche du temps perdu c’est la même chose. Aujourd’hui on s’est habitués mais imaginez le scandale au moment où il est sorti. Dans ce livre, il n’y a que deux personnages qui ne sont pas homosexuels : bizarrement, le narrateur, et le duc de Guermantes. A part ça ils sont tous homo, et pire encore, complètement mazo. Ils se retrouvent quand même, à la fin du livre, dans un bordel pour hommes où ils sont tous enchaînés, avec de jeunes soldats qui subissent les pires traitements ! Et après ça, on me dit que moi, je suis dans la cruauté ? Dans un siècle, si on parlait toujours de moi, je passerai vraiment pour Alphonse Daudet. Ce n’est que destruction, la littérature. Kafka ce n’est que destruction. L’époque actuelle, je me la coltine. Les gens qui ont dit que je ne parlais que de pédophilie, d’attentats et de mort devraient avoir honte. Prenez les journaux, vous n’avez que de la guerre, des attentats et des pédophiles. Il faut bien qu’à un moment donné, quelqu’un témoigne de ce qui a existé.

D’accord, laissons de côté le bonheur, ou même l’espérance. Dans Lacrimosa, il n’y a pas même de repos. Charlotte, même morte, continue de souffrir…
A partir du moment où vous faites parler des gens qui sont morts, on peut difficilement imaginer la foire. Si, de l’autre côté de la vie, il y avait le repos, il n’y aurait pas grand choses à en dire, ce serait le néant. Si j’avais raconté que dans le royaume des morts, il y avait des jeux télévisés, on faisait l’amour tout le temps, on s’empiffrait et on se bourrait la gueule, qu’est ce qu’on ne m’aurait pas dit… Il n’y a jamais de repos, sinon il n’y a plus rien, plus de création. Et il n’y a pas de création sans courage. J’ai écrit ce livre par nécessité, parce que je ne pouvais pas faire autrement. Il a fallu faire intervenir la notion de courage. Parce que pour faire de la littérature, il faut avoir des couilles. C’est peut-être pour ça que ce que je fais surprends parfois, parce que je suis courageux. Je ne dis pas que je suis un héros, mais il y a une tentative de ne pas baisser la tête, de ne pas courber l’échine. Et ça, ce n’est pas toujours apprécié, à l’heure où toute la société nous impose de vivre à genoux, de ramper.


En parlant de héros, justement, Charlotte vous reproche un égo surdimensionné, en plus de ne pas avoir su l’aimer. « Tu as toujours été la femme de ta vie », vous écrit-elle.
Déjà, je connais peu de gens qui n’ont pas un égo surdimensionné. En littérature, on se met en avant, sur une scène. C’est bizarre parce que vous ne poseriez pas cette question à Michel Drucker. Le fait d’apparaître pendant 50 ans derrière un écran de télévision, c’est avoir un égo surdimensionné aussi. Dans ce livre, je fais une sorte de nettoyage. J’aime bien essayer de tirer sur ce que je vois en moi, je trouve ça intéressant, de le détruire pour essayer d’obtenir autre chose.

De la même façon, en tant qu’écrivain cette fois, il y a vraie une volonté de « nettoyer » comme vous dites, de changer, de ne plus être cet « ecrivassier menteur et bavard » que vous décrivez.
Oui, il y un espoir de rédemption. J’aime bien que la critique, même la plus cruelle, soit présente dans mes livres. Et c’est aussi une façon de m’amuser de ce qu’on a pu dire de moi. J’ai ce côté « écrivassier », comme beaucoup d’écrivains, c'est-à-dire que je lutte un peu, je suis dans le marasme de l’écriture. On n’est pas forcément dans la splendeur quand on écrit. On cherche plutôt à aller au-delà de ce que l’on connaît, de soi et des autres. Je pense qu’on a tous en nous une grande part de médiocrité. Cela dit je ne tombe pas dans l’extrême parce que je me méfie beaucoup des postures. Je pense à Mishima, et à son côté écrivain qui se fait hara kiri, a-t-on vu quelque chose de plus grotesque ? Ou Montherlant, ce bœuf de Montherlant, qui s’est suicidé parce qu’il voulait mourir « en romain », a-t-on vu quelque chose de plus grotesque ? C’est comme Gide, qui avait décidé à un moment qu’il se mettrait un chapeau, pour se construire une stature, une allure. Je crois qu’on passe son temps à lutter pour devenir plus libre, et en ce qui me concerne j’essaye de ne pas m’enchaîner à une image, de me laisser la possibilité de changer.
Les derniers mots de Charlotte, qui sont aussi les derniers mots du roman, sont d’ailleurs optimistes : « Je suis fière de toi ». L’êtes-vous un peu aussi ?
C’était le seul but du livre. Je connais rarement la fin de mes livres, mais là je voulais arriver à cette phrase là. Et si je n’avais pas complètement raté mon coup, je pouvais l’écrire.

Finalement, la littérature n’est pas que mort, souffrance et destruction…
Mais la littérature, l’art, c’est le bonheur ! Par exemple, Proust, dont je vous parlais, c’est le bonheur. En fait c’est la confrontation avec la littérature ou la peinture, qui est le bonheur. Maintenant à l’intérieur, ce n’est pas le cas. Par exemple, les crucifixions qui ont été peintes depuis 2000 ans, c’est toujours un bonheur de les regarder, pourtant elles représentent la souffrance, et la croix est un instrument de torture. Dans un requiem, même chose, il n’y a que la mort, pourtant c’est sublime à écouter. En tant qu’auteur, l’écriture est l’activité au monde dans laquelle je suis à la fois le plus libre et le plus heureux. La lecture, c’est pareil. Si vous lisez, c’est pour éprouver un bonheur extraordinaire. Et pas besoin pour ça de ne lire que des histoires de chamalows. Ce n’est pas parce que les personnages d’un roman sont heureux que vous le serez aussi. Ca se saurait. Le bonheur, on le cherche tous, mais pas forcément avec des choses qui ont à voir avec lui.
Marine de Tilly.

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