mercredi 1 avril 2009

Beauvoir et Sartre pour Le Point HS, 12/2008


Les terrasses de Saint-Germain-des-Prés, salon de Simone de Beauvoir.

Icône de la gauche intellectuelle française, première femme à la fois écrivain et engagée, Simone de Beauvoir a su fédérer autour de Sartre les intellectuels du monde entier, au service de l’existentialisme et au nom de l’humanisme.
Il est neuf heures du matin en ce mois d’octobre 1944 et il fait déjà froid. Assise à une table du Café de Flore, tout près du grand poêle, Simone de Beauvoir lit le manuscrit qu’une femme rencontrée la veille dans la queue d’un cinéma des Champs Elysées –Violette Leduc*- vient de lui déposer. Jean-Paul Sartre, dont elle partage la vie depuis quinze ans, ne va pas tarder. Ils ont rendez-vous avec André Malraux* pour discuter de cette idée de revue que la guerre a trop longtemps repoussée. Dans les vapeurs de tabac, les déjà célèbres « amants du Flore » préparent leurs arguments : selon les mots de Sartre, il s’agirait dans ce bulletin d’être des «chasseurs de sens, de dire le vrai sur le monde et sur nos vies », et selon ceux de Beauvoir, « de saisir l’actualité au vol ». Malraux refuse finalement la proposition, trop occupé à ses affaires politiques –quelques mois plus tard, il deviendra Ministre de l’Information du deuxième gouvernement de Gaulle. Qu’à cela ne tienne, après tout, des directeurs de conscience, il y en a d’autres. Des cafés de la Closerie et du Pont-Royal à la chambre de Sartre, au 42 de la rue Bonaparte, « le Castor » tisse sa toile, faisant ainsi honneur à son surnom plein de sens : « Beauvoir » est proche de l'anglais beaver (signifiant castor), écrit Sartre, et comme elle, les Castors vont en bande et ont l'esprit constructeur ».
C’est encore au Flore que se retrouveront, au soir, les fidèles, l’improbable « famille sartrienne » : Raymond Aron*, pourtant à droite, partagerait avec le plus modéré Maurice Merleau-Ponty* les pages politiques de la revue. Michel Leiris* critique d’art de renom, chapoterait les pages de poésie. Jean Paulhan*, qui a longtemps dirigé la N.R.F (Nouvelle Revue Française), se chargerait de la mise en page ; et pour ce qui est de la rubrique littéraire, pourquoi ne pas la confier à cette Violette Leduc, dont le texte découvert le matin même semble plein de promesses. Et Albert Camus* ? Bien sur, l’auteur de L’Etranger a toujours été hostile aux communistes et Sartre a adhéré au PC en 1949. Mais en plus d’avoir fait de Combat l’un des journaux les plus actifs de l’époque, n’est-il pas, comme Sartre, un disciple de Kierkegaard*, Nietzsche* et Heidegger* ? Beauvoir sait que son expérience et sa fidélité à la pensée allemande sont de solides atouts. Elle s’est entretenue avec lui, quelques jours auparavant, dans l’appartement d’André Gide* –que Camus occupe alors rue Vanneau, mais Combat lui absorbe déjà trop de temps et d’énergie. Ce sera donc sans Camus.
Une fois le comité de rédaction constitué, il reste à baptiser la revue. Jean Paulhan tient à ce que ce que l’on puisse désigner la revue par ses initiales, comme André Gide l’avait fait en 1908, au moment de la création N.R.F. Toujours accoudé à une table du Flore, sirotant son énième verre de scotch –Michel Leiris propose « Le Grabuge ». Rejeté. Beauvoir aime déranger, mais elle veut surtout construire. Aron suggère des en-têtes plus marqués, ouvertement antigaullistes… Avant d’avoir mis en place l’ombre d’un sommaire, l’esquisse d’un article, la querelle est déjà vive, l’alcool chauffe les esprits : « « Nous buvions dur à l’époque ; écrira Beauvoir dans La Force des choses d’abord parce qu’il y avait de l’alcool, et puis nous avions besoin de nous défouler, c’était fête, une drôle de fête ; proche, affreux, le passé nous hantait, il fallait l’oublier, et oublier même que nous l’oubliions ». Tandis que les voix montent, Sartre, lui, écrit frénétiquement sur un papier, sans s’arrêter, sans raturer. Revenu à la conversation, c’est lui qui tranche : ça sera La revue des Temps Modernes. Fin de la partie. Sartre régale tout le monde, laisse un pourboire indécent au serveur avant de quitter le bar, laissant le Castor grogner et récupérer la monnaie avant de rejoindre « cette communauté d’entreprise qui lui semblait la forme la plus achevée de l’amitié. »
Quand quelques mois plus tard, le premier numéro des Temps Moderne sort de l’imprimerie, il porte à son paroxysme la vogue de l’existentialisme, cette philosophie qui exalte la capacité du sujet à s’arracher aux contraintes qui pèsent sur lui. Parce que « l’homme, dit Sartre, est condamné à être libre ». Le 29 octobre 1945, sa conférence sur « L’existentialisme est-il un humanisme ? » finit en émeute et cinq évanouissements, évènement que parodiera Boris Vian en 1947 dans L’Ecume des jours, où Sartre devient Jean-Sol Partre, prédicateur adulé des foules. Aux terrasses de Saint-Germain-des-Prés, QG des Temps modernes et véritable salon philosophico-politico-littéraire à ciel ouvert, se succèdent tous les grands noms de l’époque : Raymond Queneau*, plus sensible à la mode existentialiste qu’à son idéologie, Nathalie Sarraute*, politiquement peu engagée mais dont le talent littéraire séduisait Sartre, Jacques-Laurent Bost*, admirateur inconditionnel du couple et de leur pensée; et bientôt des étrangers comme Alberto Moravia*et Carlo Levi*, tout deux d’origine juive et farouchement anti-fascistes, ou encore Samuel Beckett*, qui déplorera pourtant toute sa vie que l’on assimile son théâtre de l’absurde à l’existentialisme. Si Sartre se dérobe aux mondanités, Beauvoir, elle, chasse les talents, multiplie les contacts. Tout est prétexte à rencontrer des journalistes comme Ernest Hemingway, alors correspondant de guerre à Paris, et qu’elle visite souvent dans sa chambre du Ritz, ou Cyril Connolly, directeur de la revue anglaise Horizon, qui avait publié pendant la guerre des œuvres d’écrivains résistants, entre autres le Crève-Cœur d’Aragon*. Pierre angulaire du « système sartrien », celle que ses détracteurs nommaient « la grande Sartreuse », ou « Notre dame de Sartre » ne s’en cache pas, elle aime les réunions, les bavardages, ces polémiques qui ont « l’intimité, l’urgence et la chaleur des querelles de familles ». Et c’est grâce à son réseau tentaculaire que les T.M. jouissent alors d’une influence quasi hégémonique sur la pensée française, prouvant que la littérature, si elle est engagée, peut devenir un guide pour la société. Dès leur parution, des articles comme « La nationalisation de la littérature », « La fin de l’Histoire », ou encore « La parole est action » provoquent certes beaucoup d’indignation, mais plus encore de vocations. En comblant le fossé qui séparait la presse de la littérature, les existentialistes touchent à leur but : fournir à l’après-guerre une idéologie nouvelle, au-delà des clivages politiques.
Ça ne durera pas… Après la folie existentialiste, voici venu le temps de la radicalisation : Sartre épouse la cause de la révolution marxiste, allant même jusqu’à affirmer que « tout anti-communiste est un chien » dans un numéro des Temps Modernes, alors que nombre de ses amis -Albert Camus en première ligne- refusent de fermer les yeux sur les crimes staliniens, que même l’idéologie communiste ne saurait justifier. La grande famille Sartrienne s’effrite, c’en est fini du temps béni où gaullistes, communistes, libéraux, catholiques et marxistes fraternisaient joyeusement. Même Beauvoir s’éloignera un temps de son maître et amant, pour se consacrer à son plus grand combat : la liberté des femmes. Le Deuxième sexe paraîtra en 1948.

Marine de Tilly.

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