mercredi 1 avril 2009

M. Le Bris pour Transfuge, 12/2008


"Un roman, c'est un trois mâts dans une bouteille"

La beauté du monde, de Michel Le Bris, Grasset, 688 p., 21,90€.

Il a une sacrée gueule, Michel Le Bris. C’est un marin, c’est un breton. Avec ses cheveux longs, sa barbe blanche et son regard bleu marine, on le croirait échappé des pages de Moby Dick, ce qui, d’ailleurs, ne lui déplairait pas. Et en plus d’avoir la tête, il a surtout l’emploi. Amoureux fou d’une littérature ouverte aux vents du monde, celle de Melville, de Conrad ou de Jack London, Michel Le Bris la défend depuis toujours, la cultive, la réinvente. Ca a commencé par un roman : L’Homme aux semelles de vent, véritable manifeste pour une littérature aventureuse et voyageuse, l’esquisse d’un retour de la fiction. Et puis Le Bris a créé des collections consacrées à cette littérature ; chez Phébus, Payot (Coll. « Voyageurs »), à la Table Ronde (coll. Du « Grand dehors ») ou chez Flammarion. Il mettra même sur pieds une maison d’édition exclusivement dédiée à Stenvenson (Hoebeke). Et il y aura, enfin, la revue Gulliver, suivie de très près par la création du Festival Etonnants-Voyageurs, dont le but est de « rassembler tous les enfants de Conrad et de Stenvenson », et de « montrer que les écrivains français qui s’inscrivent dans ce courant de sensibilité ne sont « marginaux » qu’au regard de petites coteries mondaines qui veulent nous faire prendre leur nombril pour le centre du monde, mais qu’ils se situent dans le courant majeur de la littérature mondiale ». C’est dit. Cette année, c’est à Osa Johnson, pionnière du reportage animalier en Afrique, que Le Bris consacre sa Beauté du monde. Un « roman-monde » par excellence, qui enclot toute la fièvre d’une époque –les années 20-, entre le New York des « roaring twenties » et la jungle kényane.

Le roman d’aventure revient « à la mode », mais de votre côté, ça fait longtemps que vous lui êtes fidèle.
Il revient à la mode ? C’est vrai qu’il se passe quelque chose, particulièrement en cette rentrée, le romanesque revient, avec un souffle nouveau, et c’est signe d’une santé retrouvée. Mais c’est encore trop souvent de manière frileuse je trouve. Cette manie du roman au second degré ! On trempe le bout de l’orteil dans le grand fleuve de l’aventure mais on garde toujours le deuxième pied bien posé sur la rive. Bon sang, que les auteurs se jettent une bonne fois à l’eau, en prenant tous les risques ! La beauté du monde est un roman d’aventure, oui, mais on peut aussi bien dire que c’est un roman intimiste, la quête intérieure d’un personnage féminin qui m’a fasciné : Osa Johnson. Or il se trouve qu’Osa porte en elle le monde entier, alors évidemment on ne se retrouve pas avec une histoire d’anorexique claustrophobe. Son « moi » est un « moi-monde », ce qui donne un roman-monde. Quand j’étais gosse, j’étais fasciné par les marins qui, avec leurs gros doigts, faisaient rentrer avec une délicatesse incroyable des trois mats dans une bouteille : ils tiraient sur un fil et les mats se relevaient…. Pour moi, un roman, c’est un peu ça, c’est un trois mats dans une bouteille, la rumeur de la mer, la ligne d’horizon, le rêve de ce qu’il y a de l’autre côté ; le monde entier dans une bouteille.

Pourquoi avoir choisi de camper ce « roman-monde » dans les années 20 ?
Tant de choses se sont jouées dans ces années ! A New York, d’abord : la naissance d’un nouveau monde où tout est à réinventer. Une fantastique prise de pouvoir de la jeunesse, au sortir de la guerre, et particulièrement des femmes. 500 comédies musicales en même temps à Broadway, la naissance du jazz de ce que l’on va appeler le style « jungle », et la naissance de Harlem, où pour la première fois, la communauté noire s’invente une identité entre Amérique et racines africaines. Naissance aussi de l’ethnologie américaine, un regard nouveau tourné vers les autres cultures. L’exposition Braque-Picasso, chez Stieglitz, à New York, au milieu de masques africains et de statues polynésiennes interpelle les artistes : si les « sauvages » sont capables d’une pareille beauté, d’où vient notre capacité de création ? La vision du monde « sauvage » change, il n’est plus un ramassis de bêtes féroces à exterminer, mais peut-être un trésor de l’humanité à préserver. Et Martin et Osa Johnson seront les premiers à filmer de près ce monde sauvage, les premiers en proposer une autre vision, qui va entrer en résonance avec ce qui se joue à New York. Je suis fasciné par ce pont qu’ils vont tenir entre le New York de la modernité et le Kenya des premiers âges du monde. Mon pari était donc de faire entrer en résonance la trompette "jungle" de Bubber Miley à Harlem et le rugissement des lions du Kenya ! Ce qui résume tout : c’est en découvrant Osa, rayonnante au milieu des gorilles dans le film de Martin que Schoedsack à l’idée de King Kong. Kong, le roi des singes, amoureux de la belle, surgissant en plein cœur de New York…

D’où vous vient cette fascination pour le grand Ouest, pourtant loin de votre Bretagne natale?
J’en rêve depuis l’enfance. Je suis né au bord de la mer, et je crois que très tôt, la mer est entrée en moi : ce grondement, là, au dehors ! Ma maison était à vingt mètres de la mer, les nuits de tempête, c’était comme un monstre dehors, qui haletait, menaçant et tellement attirant : Kong ! Tout la puissance du monde… Une force indifféremment de destruction et de création : ce mystère me fascinait et me fascine toujours. Je savais que cette puissance-là était à la fois de destruction et de création. J’ai du être un gamin un peu exalté - je me revois encore, tout seul, après avoir vérifié que personne ne me regardait, déclamant la Légende des siècles face aux vagues déchaînées. Je ne me voyais pas confier mes tourments à mes camarades de classe, ils m’auraient trouvé un peu dérangé… Et j’en étais à me demander si je ne l’étais pas un peu — jusqu’à ce que je découvre des frères en esprit dans les livres.

Lesquels ?
Melville avec Moby Dick, Conrad, Stevenson, Jack London… En les lisant je me suis aperçu que n’étais pas seul, que je n’étais pas fou : eux aussi étaient hantés par ce mystère au cœur du monde. Jack London lui donnait même un nom : The call of the wild. L’appel non pas de la forêt comme on a l’habitude de le traduire bêtement, mais de cette puissance au cœur du monde : l’appel de la force. Qui est en nous aussi -ne sommes nous pas de ce monde ? Et que nous avons à découvrir en nous pour habiter le monde, particulièrement dans les situations extrêmes : face à la puissance déchaînée de l’océan, ou dans les immensités de l’Ouest américain, lorsque, confrontés à la toute puissance des éléments se rajoutait pour les émigrants le sentiment d’une dépossession de soi… C’est cela le sujet de tous mes livres, sous des angles différents : « the call of the wild ».

D’accord. Et cette puissance en soi, qu’en fait-on ? Indifféremment créatrice et destructrice dites-vous…
Dans Star Wars, Yoda, le maître des Jedi, dit à propos de Dark Vador : « il a été séduit par le côté obscur de la force ». Comment ne pas être séduit par le côté obscur, faire que cette force soit créatrice ? C’est le challenge de toute œuvre d’art. En éprouvant que nous ne sommes peut-être pas complètement de ce monde : qu’il y a en nous une autre force, très mystérieuse : l’imagination. La puissance plastique de l’imaginaire.

Et de la littérature ?
Un livre au fond, c’est quoi ? C’est faire tonner les tambours du monde, c’est faire descendre les dieux sur terre, les faire entrer en soi, c’est faire entendre ce grondement premier, que Jakob Boehme, qui tant influença Hegel disait, « l’Etre obscur dans le mystère de sa fureur». Autrement dit, il s’agit pour l’écrivain de mettre en œuvre –en œuvre d’art si possible- cette puissance, de la faire éprouver au lecteur. En révélant-contenant cette force dans une forme. Et c’est pour cela que le style est pour moi quelque chose de capital, une question de morale. Ne pas être séduit par le coté obscur. Le révéler, oui, sinon on est manipuler par lui. Mais contenu dans une forme. J’ai horreur de la complaisance face au mal, à l’horreur, aux tripes exhibées tripes sur la table. Et j’ai donc horreur d’une bonne partie de ce qui se prétend « création » contemporaine.

La mise en forme du mal, de l’horreur ou de la violence ne sont pourtant pas des exercices « faciles »…
Justement. Il ne s’agit pas de cacher ou de refouler quoi que ce soit ! Prenez l’exemple Martin Scorsese : au cœur des ténèbres, il y a chez lui, une quête d’une lumière perdue. Sans cette quête, ces films seraient insupportables. Depuis mon « Journal du romantisme » en 1981, je n’ai cessé de retourner les unes après les autres les théories esthétique du XXème siécle, dont on finira bien par comprendre qu’elles furent des machines de guerre des critiques, des idéologues, contre les créateurs, toutes —sauf le surréalisme — basées sur la destruction de l’idée même de beauté. Prenez le structuralisme linguistique : « tout est signe et système de signes »… Eh bien non : il y a un au-delà et un en deça du signe. Il y a de l’indicible. Et c’est même pour cela qu’il y a littérature, qu’il y a le poème. Qui dit quelque chose qui ne peut pas se dire autrement. Si tout était dicible, tout serait dit depuis longtemps. Et nous n’en ferions pas tant d’histoires. Mais justement : on en fait, depuis l’aube des temps. Dire que « tout est signe et système de signe » c’est réduire la littérature au « bien dire » d’un discours, à un jeu rhétorique. Sans intérêt…

Qu’est ce que vous appelez la beauté du monde ?
Ce qui naît de cette capacité que l’on a à créer de la beauté, à créer des formes. Qui renvoie à cette dimension d’une imagination créatrice. C’est face à tout ce qui prétend nous asservir et nous contraindre ce qui affirme cette dimension créatrice de l’homme. Et c’est donc, pour moi notre espérance majeure. A votre avis pourquoi la première chose que font les dictateurs, c’est de jeter les poètes en prison ? C’est absurde apparemment – que pèse un poème contre des chars ?— et pourtant, il faut faire taire les poètes — parce que les poèmes risquent toujours de nous reconduire à ce royaume intérieur, à notre dimension de grandeur, de liberté. C’est cette conviction qui sous-tend tout le livre.

Quelques dates :
1944 : Michel Le Bris nait à Plougasnou, en Bretagne.
1968 : Michel Le Bris a 24 ans, s’engage, et passe 8 mois en prison pour avoir dirigé le journal Révolutionnaire La cause du peuple.
1977 : Publication de L’Homme aux semelles de vents chez Grasset, son premier ouvrage, qui contraste avec « les prétentions des avant-gardes, le poids des idéologies, le nombrilisme prétendument si Français ». .
1990 : Première édition du Festival Etonnants-Voyageurs à Saint-Malo, sous totré : « Quand les écrivains découvrent le monde ».
2007 : Il est à l’initiative du Manifeste pour une Littérature-Monde réunissant 44 écrivains du monde entier écrivant en Français.

Marine de Tilly.

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