mercredi 1 avril 2009

M. Enard pour Transfuge, 09/2008


Mathias Enard, explorateur d'âmes

Zone, de Mathias Enard, Actes Sud, 517 P., 22, 80 €.

Parfois, en refermant le livre d’un auteur que l’on avait jamais lu, on et pris d’une sorte d’excitation coupable. Comment avons-nous pu passer à côté de ce type là ? A-t-il écrit d’autres romans ? Où ? Quand ? Sur quoi ? Alors, instinctivement, on se jette dans la lecture de ses autres livres, ceux d’avant, avant l’électrochoc si singulier que provoque une vraie, une grande rencontre littéraire. Mathias Enard fait partie de ces auteurs là, si discrets qu’on les lit dans le sens inverse de la marche. On commence par le dernier, Zone, ce drôle de pavé, Iliade des temps modernes porté par une écriture tout aussi Homérique (le livre ne comporte qu’une seule phrase, et plus de 517 pages…). Et on termine par ses deux premiers textes, La perfection du Tir, intime journal d’un soldat en pleine guerre civile –« guerre civile », disons plutôt « guerre de civils », aime-t-il à répéter-, et Remonter l’Orénoque, troublante variation sur le corps blessé, la difficile rémission de la douleur. Encore désireux d’en avoir plus, comme rongés par un appétit insatiable de cette plume profonde, de ce fou de guerres et surtout de ce qu’elles font des et aux hommes, on fouille encore, et on finit par trouver d’autres de ses textes: des poèmes en lithographie, Travail de nuit, publiés en 1972 chez Franck Bordas, encore des poèmes, illustrés cette fois, Parfois entre nous et la mer, des traductions d’auteurs arabes, comme Ahmad Châmlou et Sayyâb, et même un essai burlesque détonnant, le Bréviaire des artificiers, qu’il qualifie lui-même de « manuel de terrorisme pour débutant ». « C’est fait pour faire rire, pour se moquer », commente-t-il en souriant des yeux, amusé par le malaise que peut provoquer ce genre de phrases interdites.

Il s’appelle Mathias Enard, donc. Et pendant qu’il écrivait –« je n’ai aucun souvenir de la première fois que je me suis mis à écrire, je crois que j’écris depuis toujours »-, il a étudié l’arabe et le persan aux Langes O’, accompagné un photographe-reporter au Liban au lendemain de la guerre, en 1991, étudié la littérature arabe à Damas, s’est installé deux ans en tant que coopérant dans un village du sud de la Syrie, avant de retrouver Beyrouth, de découvrir Tunis, de rentrer à Paris, de s’envoler pour Téhéran, et de se fixer à Barcelone, où il enseigne aujourd’hui l’arabe. « Se fixer » à Barcelone ? Certes, Enard y habite avec sa femme et ses enfants depuis dix ans, mais quant on a le voyage et la découverte au corps, on ne se « fixe » jamais complètement. Loin de « sa » grande Arabie, c’est en Italie qu’il fait une « dernière » échappée, à la Villa Médicis, le rêve de tous les auteurs : « S’installer là bas pour douze mois, c’est une parenthèse extraordinaire dans le temps et l’espace, c’est vivre presque comme un enfant, se plaindre si et quand on veut ; c’est gagner de l’argent en vivant dans un cadre magnifique à mi chemin entre le ciel et la terre, c’est une expérience hors du monde et de tout ».
C’est au cours de cette escapade à Rome qu’il commence le « chantier » de Zone, pose les premières pierres de ce qu’il appelle sa « grande entreprise de composition » : « Un peu comme quelque chose de musical, ou de pictural, j’avais l’ensemble du tableau devant moi, gigantesque, sous forme de 150 post-it étalés sur mon mur, avec une dizaine de personnages et autant d’histoires ». Ces « histoires » justement, qui peuplent les innombrables strates narratives de Zone, Enard les a rapportées de ses voyages dans le monde arabe et en ex Yougoslavie, de ses rencontres avec des combattants, victimes ou bourreaux. « Au fur et à mesure de mes pérégrinations autour de la méditerranée, j’ai eu envie de poursuivre le projet de La perfection du tir, en travaillant d’autres douleurs, d’autres personnages. Je me suis intéressé aux guerres de Yougoslavie, j’ai rencontré le plus de gens possible pour en parler, en savoir plus. Je suis rentré avec beaucoup de matériaux brut, et je ne savais pas vraiment ce que j’allais en faire. Avec tout ça sur les bras, j’ai pensé qu’il ne fallait pas en enlever, mais au contraire en rajouter, pour essayer de donner une idée de l’immensité des dégâts que provoquent les guerres civiles ». Une fois à Rome, tout cela formait un dessin qu’Enard travaillait, modifiait comme un peintre sur sa toile : « j’ajoutais plusieurs couleurs, des rouges, des jaunes, des noirs ». Résultat : une fresque impressionniste aux milliers de touches, un long voyage littéraire qui compte autant de kilomètres que de pages d’écriture.

Il n’est pas simple de « raconter » cette « Zone », périmètre dont les seules frontières sont celles de la souffrance, et qui s’étend, ou plutôt s’épand, autour de la Méditerranée, mère de toutes les batailles fratricides. Quand on lui demande, en quelques mots, de définir son roman, Enard hésite, bredouille, et se réfugie pour finir dans la plaisanterie : « C’est un grand roman d’aventure… Ca ne vous suffit pas ? ». Pas vraiment, non. Alors il reprend, plus sérieux : « Zone, c’est un récit fait de beaucoup d’histoires vraies, porté par un seul narrateur, Francis. Je pense que ce livre ressemble à la valise qu’il a au dessus de sa tête : pleine de papiers, de renseignements, d’archives, de dossiers plus ou moins secrets, de profils de bourreaux, de criminels de guerres, d’espions ou de traitres, de fiches les concernant, de disques informatiques…. En fait, c’est un documentaire de l’âme ». Ca y est, Enard semble satisfait de sa définition. Nous aussi. « Un documentaire de l’âme »… Si l’on ajoute « humaine » et « en temps de guerre », on approche en effet la vérité de ce livre insaisissable, à la frontière entre Le palais en noyer de Miljenko Jergovic, perle de la littérature balkanique qui retrace le parcours d’une famille croate à travers le siècle, et la fresque monumentale de Vollmann sur les guerres d’Allemagne et de Russie, Central Europe, couronnée par le Médicis étranger en 2007.

Assis dans le train Milan-Rome pour ce qui devrait être le dernier voyage de sa carrière professionnelle, le héros, Francis Servain Mirkovic, allias Yvan Deroy a, par précaution –et/ou reflexe-, menotté sa mallette à l’une des barres du filet à bagages. Demain, à Rome, il remettra ce « graal » rempli de toutes ses années de mission et d’investigation à un représentant du Vatican, contre 300 000 euros. Demain, à l’issue de cette dernière transaction, il pourra, peut-être, changer de vie, oublier, recommencer, aimer sa compagne: « fini, se répète-t-il, terminé, enfin pour moi le temps de l’ombre, une dernière valise et je vais rejoindre Sashka…, plus de listes plus de victimes de bourreaux d’enquêtes officielles ou non je change de vie de corps de souvenirs d’avenir de passé je vais tout jeter des yeux par la fenêtre hermétiquement close dans la grande masse noire du paysage, me purifier, plonger ». Mais la nuit risque d’être longue. Comme son héros, ou plutôt son « anti-héros qui rêve d’être Achille », Enard a souvent fait ce voyage, de Milan à Rome, lorsqu’il était pensionnaire à la Villa Médicis. « Je l’ai fait dans tous les sens, et des deux côtés du wagon. Mais il y en a un, dans le sens contraire de la marche, du côté gauche, que je n’ai jamais fait. Du coup je l’ai écrit. » Ce dernier côté, ce sera celui de Francis, en effet installé dans l’autre sens, adossé à son avenir, les yeux tournés vers le passé qui défile. La « Zone », voilà quinze ans que Francis la parcourt, d’abord soldat volontaire, comme ses amis Andrija et Vlaho, puis agent secret. Pendant que le sang coulait en Algérie, en Bosnie, au Liban, en Yougoslavie, en Israël ou en Palestine, ce franco-croate extrême-droitiste accomplissait, lui aussi, « sa part de carnage, de viols, de cruautés ». Difficile d’être un ange au milieu de l’enfer, Francis ne fut pas l’exception. Il fut du côté des bourreaux, de celui des guerriers, et aussi de celui des victimes, et à travers ses souvenirs, c’est tout le charnier géopolitique méditerranéen, de Zagreb à Beyrouth, en passant par le Caire, Gaza et tel Aviv qui défilent sous nos yeux. La violence de tout un siècle, porté et raconté par un seul homme, passager d’une nuit, en monologue : « Ce train, ce rythme, commente Enard, c’est la cadence de la locomotive qui vous tire de Milan à Rome, qui vous emmène quoi qu’il arrive. J’avais envie que le livre soit comme ça, qu’il vous attrape et qu’il vous emmène jusqu’à Rome, comme si on n’avait pas le choix. C’est une sorte de ligne droite, mais pleine de circonvolutions et de spirales. »

« Sans guerres, l’Histoire serait pétrifiée, le monde serait mort d’ennui », écrit Enard dans la présentation de Zone. Le monde, peut-être pas, mais la littérature sans doute. Car quand la fiction donne de si belles leçons à la plus insensée, la plus féroce des réalités humaines, on ne peut que s’incliner, apprécier, et remercier aussi. Comme chez Vollmann toujours, la guerre hante l’univers littéraire de Mathias Enard. Il est allé la chercher, tout autour de la « mare nostrum », il l’a caressée, il a rencontré ses acteurs, des deux côtés du canon, et il en a fait des livres forts et plein de souffle. Déjà, avec La perfection du tir et Remonter l’Orénoque, Enard avait fait de « cette pathologie de plus en plus répandue » un requiem. Avec Zone, il l’a réinvente pour mieux la défier, s’imposant au passage comme un grand romancier.
Marine de Tilly.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire