mercredi 1 avril 2009

A. Makine pour Transfuge, 02/2009


"Le but de l'ecrivain, c'est de créer sa propre langue, sa propre matière poétique"

La vie d’un homme inconnu, d’Andreï Makine. Seuil, 293 p., 21€.

On le dit ascète, peu bavard, franchement pas riant. Sous prétexte qu’il vient de Sibérie, un reflexe très français pousse la doxa parisienne à le classer dans la case : « ours de la toundra », « vieux moujik austère et froid ». En l’espèce, -faut-il le regretter-, Andreï Makine est tout le contraire. Avant de commencer l’entretien, il sort même de son sac à dos d’adolescent deux bouteilles d’eau et des mandarines. « J’avais prévu à boire et de quoi grignoter pour nous ». Voyez, plutôt jovial. Et précis, aussi. Concentré. Assez impressionnant, à dire vrai, avec sa voix sonore, ses gestes lents et maîtrisés, son regard immobile. Imposant donc, mais jamais revêche ou inélégant. Mais laissons donc l’homme et sa légende glaciale de côté pour nous concentrer sur ses textes. Le premier, La fille d’un héros de l’union soviétique, paraît en 1990. Peu remarqué. Ce n’est que cinq ans plus tard que Makine se distingue en obtenant le Goncourt, le Goncourt des Lycéens et le Médicis pour le même ouvrage, Le testament français. Dix romans et autant de succès plus tard, il revient avec La vie d’un homme inconnu, un récit ample et exigeant sur l’émergence de la « nouvelle » Russie, à travers le destin d’un seul homme, Volski. L’intime « Perestroika » d’une âme ordinaire en somme, poignante et nécessaire.

Chez vous, Andreï Makine, l’écriture n’est pas qu’un moyen : elle est « le » grand sujet de vos livres. Encore une fois dans celui là, vous soulevez la question, très proustienne, de la promesse de l’écriture. Pour vous, quelle est-elle ?
Qu’est ce qui nous distingue de la nature inanimée ou de la nature zoologique ? C’est le verbe. Sans lui, nous vivrions comme des porcs et d’ailleurs la grande majorité de nos congénères vivent ainsi. N’oublions pas que nous sommes des êtres assez monstrueux, même si nous le cachons soigneusement derrière des simagrées sociales. Nous portons un fond extrêmement sauvage, qui par exemple a pu faire, en quelques années, d’un pays aussi civilisé que l’Allemagne, le pays d’Hitler : on peut idolâtrer Schiller et Goethe sans pour autant éviter le risque de devenir un monstre. Et que dire de la Russie. Face à ce fond bestial, la seule chose qui peut nous sauver, c’est le verbe, en tant que poésie pure. Nous ne sommes pas seulement notre voracité, notre violence, notre rapacité destructrice, nous sommes aussi créateur de mondes poétiques.

Le procès historique et politique de l’URSS a beau être terminé, vous avez encore des choses à dire à ce sujet, à travers vos romans. Est-ce le rôle de la littérature, de continuer là ou l’Histoire s’arrête ?
Prenez Guerre et Paix. Quand Tolstoï parle de l’épopée napoléonienne, il a un recul d’à peu près 40 ans. Je pense que c’est une distance nécessaire. L’actualité est biaisée par notre regard, nous sommes enfiévrés par la fugacité de nos actes. Nous ne voyons les lignes de forces que plus tard, et surtout nous voyons alors émerger des destins singuliers. C’est ce que les historiens ne sont pas appelés à faire. Ils parlent de Staline, de Churchill, de Roosevelt, mais ne s’attardent pas sur un soldat anonyme, un homme inconnu. Ils évoquent les grands mouvements des troupes, la situation des fronts, mais le destin d’une âme particulière passe à la trappe. Seuls les écrivains sont bien placés pour sauver les âmes ensevelies sous les cendres de l’Histoire. Nous, nous pouvons les repêcher, faire surgir leur unicité. N’est-ce pas là l’essentiel ?

Etes-vous comme vos personnages, Volski et Choutov : russes, mais étrangers à la Russie d’aujourd’hui ?
« Je ne suis pas russe, je suis soviétique, donc sale, bête et méchant ». Dans la bouche de Volski, c’est une boutade. Mais elle n’est pas sans raisons. Car il s’agit d’une période très singulière qui a réunit énormément de paradoxes. Au début des années 20, juste après la révolution, il y a eu un souffle d’émancipation intense et la morale bourgeoise a volé en éclat. Puis en très peu de temps, les russes sont passés de cette effervescence libératrice et libertaire à la dictature idéologique que l’on connait. D’un côté, l’ « Ours » a triomphé du fascisme, de l’autre, il a créé le goulag. A l’époque, un paysan pouvait devenir un homme d’état, un savant. Regardez Youri Gagarine : petit fils d’esclave, il est devenu le premier homme de l’espace. Et ce ne sont pas des slogans, c’est la réalité. Au milieu de toute cette agitation politique et culturelle, la vraie question reste « et l’homme dans tout ça ? ». L’Homme, c’est quelqu’un comme Volski, qui est né dans les années 20, et qui traverse tous ces cataclysmes. Une seule vie, la sienne, suffit pour parcourir ce XXème siècle Russe.

Pourquoi n’avoir jamais écrit en russe ? La littérature russe a peut être besoin de vous ?
La langue que j’écris m’appartient en toute jouissance. Je l’ai créée, et ce n’est ni le français de Proust, ni celui de Céline ni de Carco. Vous ne trouverez jamais un dictionnaire de la langue proustienne, et pourtant la langue proustienne existe. Il y ce qu’on appelle l’idiolecte, c'est-à-dire notre langue personnelle. Le but de l’écrivain, c’est ça : créer sa propre langue, sa propre matière poétique. Car ce qui s’écrit n’est pas la grammaire ou la lexicologie, c’est notre vision. Quand on entre dans le vif du sujet poétique en littérature, les différences entres le russe et le français, le chinois et l’anglais, s’estompent devant l’intensité et l’originalité de notre quête esthétique.

Dans vos précédents ouvrages, on sentait déjà la révolte contre une certaine France un peu trop gâtée. Dans celui-là, le procès est ouvert. Vous dirigez-vous vers une littérature engagée ?
Engagée contre toute forme de bêtise, oui. Pourquoi face à la dictature du politiquement correct n’aurions-nous pas des personnages aussi exubérants et téméraires que Hugo ? Pourquoi ne pas avoir son courage ? J’ai osé et j’ai payé cher la publication d’un essai sur la France d’aujourd’hui. Je me suis fait beaucoup d’ennemis, on m’a traité de réactionnaire. Mais je trouve que si un pays se prétend démocratique, il ne doit pas exister de villes, de villages ou d’arrondissements où l’on ne peut pas se rendre sans se faire trucider. La révolte des banlieues en 2005, par exemple, était une révolte de « privilégiés ». Cette jeunesse, et je pèse mes mots, est une jeunesse dorée, car Clichy-sous-Bois ou Saint-Denis, c’est le XVIème arrondissement du monde. Si ces jeunes connaissaient le Brésil, les bas fonds de certaines villes Russes et de tant de villes africaines, ils mettraient chaque jour un cierge à Notre Dame pour remercier le ciel de vivre dans une société démocratique et d’avoir accès, entre autre, à l’école républicaine. J’espère que vous me pardonnerez ce cierge, un signe plus ironique qu’ostentatoire… Voyez-vous, quand Tolstoï s’est opposé au Tsar, la presse française a publié cette fameuse caricature où l’on voyait les deux Tsars de la Russie : un immense Tolstoï en habit de paysan et un tout petit Nicolas II. C’était très puissant. En France, face à la petitesse du monde politique, on attend toujours un géant comparable à Hugo ou à Tolstoï.

Quel est pour vous l’idéal du roman ?
Un Musil lisible.
Un Proust – que par ailleurs j’adore - un peu moins verbeux.
Le Colonel Chabert de Balzac. Un bref livre immortel.
Romancier idéal, Houellebecq aurait pu l’être, sans son égo maladif, et avec un peu plus de sage détachement et se silence. J’ai soutenu son premier livre, alors que l’écrivain n’était pas encore connu. Malheureusement, il s’est trop vite laissé avaler par la comédie des jeux médiatiques.
En fait, le roman idéal existe déjà. C’est La Vie d’Arseniev, d’Ivan Bounine. Ce roman condense le mystère existentiel de l’être humain, l’Histoire, la morale, la poésie la plus pure.

Marine de Tilly.

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